dimanche 15 janvier 2012

La nature morte, une introduction - 2. De l'apogée au déclin

Après que les Flamands et les Hollandais eurent développé le thème de la nature morte et l'eurent enrichie de multiples sujets d'étude, le thème se répandit à travers l'Europe où, malgré des fortunes diverses en fonction des époques et des pays, il rayonnera jusqu'à devenir central pour les mouvements de la Modernité et les avant-gardes du XXème siècle.



Après un développement prodigieux en Flandres, la nature morte était devenu au XVIIème siècle l'un des thèmes principaux de la peinture occidentale.
A cette époque en effet, le thème est à son apogée et irrigue toutes les traditions picturales européennes qui s'influencent mutuellement, si bien que l'on parlera pour cette époque de "style international".
Ce sont tout d'abord les peintres français tels que Louise Moillon (ci-contre : Louise Moillon, "Nature morte aux cerises, fraises et groseilles", 1630), Lubin Bangin ou Jean-Baptiste Monnoyer qui, en se débarrassant de contextes devenus trop pesants - et sans doute trop démonstratifs pour des Catholiques - des Flamands et en se recentrant sur l'objet, l'emmenèrent vers un nouveau développement où, finalement, seule la technique picturale importait. 

A la même époque, le thème s'épanouit aussi en Espagne où des maîtres tels que Juan de Zurbarán (ci-contre : "Nature morte avec assiette de pommes et d'oranges", vers 1640) ou Juan Fernandez "El labrador" perpétuèrent l'art de la nature morte (bodegón) dans un style plus dépouillé et plus aride encore que ne l'avaient fait les Français, voir en y développant une morale, comme c'est le cas de Juan Sánchez Cotán
Mais ce désir de représentation, comprimé entre une volonté stricte de copier le réel et le rigorisme catholique annonçait déjà son déclin qu'entrainera bientôt son manque d'imagination. 

En Italie, les styles qui fleurirent furent plus multiples, en fonction des régions et des influences qui s'exerçaient. Naples, jusqu'alors relativement éloignée des grandes évolutions picturales, voit ainsi se développer un courant protéiforme et prospère ou la profusion digne des Flamands d'un Gian Battista Ruoppolo (ici : "Nature morte avec fruits", non daté) côtoie les atmosphères plus feutrés d'un Giuseppe Rocco que ne dédaigneraient pas les peintres Français. 
Au Nord en revanche, et sous l'influence plus marquée du baroque italien, parfois du maniérisme, mais aussi des peintres flamands qui venaient en Italie, la nature morte conciliait souvent plusieurs tendances dont le dosage variait en fonction de chaque peintre. Néanmoins, et malgré un riche développement, la nature morte restait bien souvent associée à la représentation de figures.

L'intérêt pour la nature morte ne va toutefois pas faiblir durant le XVIIIème siècle et c'est en France, où les peintres sont à la recherche d'un équilibre entre l'attention portée à la représentation et l'élégance du rendu, qu'il va trouver un nouveau souffle.
C'est aussi là que l'ordre hiérarchique des différents sujets qui avait prévalu depuis la Renaissance fut abandonné. Voulant rompre avec les anciennes traditions qui prévalaient dans le domaine esthétique comme dans d'autres domaines, les philosophes français des Lumières défendaient alors de nouvelles règles et prônaient une évolution dans la manière de voir.
C'est ainsi que Diderot, à partir d'un tableau de Jean-Baptiste Siméon Chardin (ci-contre : "Verre d'eau et pot", vers 1760), en vint à affirmer que le tableau devait être jugé en fonction de ses seules qualités, et que seuls devaient être pris en compte l'art du peintre et sa capacité à reproduire son sujet, ce indépendant des cadres hiérarchiques qui organisait les sujets entre eux. Ce faisant, il autonomisait le thème de la nature morte vis-à-vis des anciens cadres qui prévalaient jusqu'alors et finit de "l'anoblir" en ouvrant au genre les portes des cours royales (Louis XV possédait plusieurs tableaux de Chardin).

A la même époque, l'intérêt pour le thème est encore vif en Espagne et la nature morte y rencontre encore un succès réel, notamment avec des peintres tels que Luis Meléndez (ci-contre : "Nature morte avec prunes, figues, pain et poisson", 1770) dont les peintures sont des chefs d'œuvre de tout premier plan. 
Mais le talent de Meléndez ne suffira pas, et en dépit d'avoir séduit l'Europe entière, son succès presque anachronique ne peut empêcher le déclin de la nature morte qu'annonçait depuis longtemps déjà le minimalisme austère des Espagnols et qui va pleinement se réaliser au siècle suivant. 

Le XIXème siècle va ainsi assister à une désaffection croissante à l'égard de la nature morte (exception faite des tableaux de fleurs qui suscitent toujours autant de commandes), du fait de la bouffée d'air frais que les peintres, après Corot, donnèrent à la peinture en sortant leurs chevalets pour rendre compte du monde extérieur. 
En ce début de siècle, seuls quels rares peintres - à l'exemple de Francisco Goya (ci-contre : "Nature morte de saumon", 1812) ou de Delacroix - s'intéressent encore réellement au sujet des natures mortes et contribuent encore, par leurs expérimentations pourtant ambitieuses, à son évolution... mais, dans l'ensemble, dans cette première moitié d'un siècle en pleine transformation, l'intérêt est ailleurs : au dehors, les bouleversements politiques continuent de transformer le visage de l'Europe ; bientôt, la naissance de l'industrie et l'essor des villes modifieront profondément les modes de vie... Le monde change et les peintres veulent en rendre compte.
Les quelques natures mortes que produisent alors Courbet ou Fantin-Latour n'y suffiront pas : la mutation entamée par Corot est profonde et durera jusqu'aux Impressionnistes.


Il faudra quasiment attendre la dernière partie du XIXème siècle et le retour au dessin qu'avaient partiellement délaissé les Impressionnistes pour que le thème de la nature morte s'impose à nouveau. 
Et si les post-impressionnistes que sont Van Gogh, Signac, Gauguin ou les peintres du groupe des Nabis - Bonnard en tête - soucieux qu'ils étaient de trouver de nouvelles voies susceptibles de renouveler leur art, se remirent peu à peu à peindre des natures mortes, c'est surtout et surtout à Paul Cézanne que l'on doit le retour du thème sur le devant de la scène. 
Cézanne en effet, s'intéressait à la question de la profondeur et du rendu des volumes, poursuivant l'idée que sa peinture devait s'atteler à rendre la profondeur en autant de plans assemblés des cônes et des cylindres. Et c'est avec cette idée qu'il se concentra de façon si minutieuse, dans une démarche quasi analytique, sur ces fameuses pommes qu'il ne cessait de peindre et de repeindre (ci-dessus, "Quatre pommes", 1879/1882). 
C'est à la suite de cette démarche que la nature morte est réapparue comme un thème si parfaitement adapté à l'étude des rendus de la lumière et du volume et, par là même, comme tout à fait adaptée à de nouvelles expérimentations plastiques.  

Au début du XXème siècle et alors que se succèderont les avant-gardes, ce sera encore dans cette direction que les peintres cubistes Braque et Picasso, se réclamant ouvertement de Cézanne, regarderont quand il chercheront un thème adapté à partir duquel développer leurs recherches : une fois de plus, parce qu'elle autorise les variations en termes de composition, la nature morte leur offrira un champ expérimentations privilégié particulièrement adapté (ci-contre : Pablo Picasso, "Nature morte à la chocolatière", 1909) à la révolution dans la manière de voir qu'ils cherchent alors à exprimer. 
Et ce champ d'expérimentations s'avèrera tellement prolixe qu'il les amènera rapidement à inventer le collage !

Par la suite, les Surréalistes, dont le rapport au réel est reformulé par l'inconscient, entretiendront un rapport ambigu avec la nature morte et, à l'exception de Man Ray pour le médium photographique, ils ne s'y intéresseront que peu. Aussi, c'est d'abord pour exprimer la déformation de la réalité qu'il l'utiliseront plus que pour en rendre compte.
 
Ce sont donc d'abord des peintres moins que des mouvements qui, en ce milieu de XXème siècle, exploreront encore ce thème, et notamment : Nicolas de Staël (ci-contre : "Nature morte au bocal", ?), qui l'utilisera à des fins de juxtaposition d'aplats de couleur, Jean Fautrier avec une primauté donnée au relief et à la matière qui se révèlera parfois d'une grande puissance, ou encore Jean Buffet dans un style graphique et épuré. Ou encore Giorgio Morandi qui, par une recherche d'évanescence particulièrement productive et un travail sur la profondeur qui ne sera pas sans rappeler les recherches de Cézanne, (cf. l'article dédié : Giorgio Morandi - peindre les ombres), fut sans doute celui qui parvint à cette époque à redonner à la mature morte le plus d'intensité.

Finalement, le dernier grand mouvement artistique du XXème siècle qui utilisera pleinement la nature morte et développera de nouveaux potentiels sera le Pop Art.
Que sont les boîtes de soupe Campbell's (ci-contre : "Campbell’s Soup 1", 1968) ou les bouteilles de Coca Cola de Andy Warhol sinon les artefacts modernes de ce qui a toujours servis de modèles aux natures mortes, à savoir les aliments ? Et la démultiplication des boîtes est là pour tenir un double discours : sur la société moderne d'abord comme société de l'abondance, avec sa profusion factice de goûts variés qui n'est en définitive que le même goût autrement recyclé ; sur l'art ensuite, où le procédé même de la reprographie vient contrer l'idée (le mythe devrait-on dire) de l'œuvre d'art singulière, unique, ainsi que l'a théorisé Walter Benjamin (1).
La nature morte, une fois de plus au centre du dispositif artistique et servant de symbole à la société qui l'a produite.


Ainsi, après avoir servi toutes les mouvements artistiques lorsqu'il s'agissait de questionner à nouveau le regard et de trouver des solutions nouvelles (il est intéressant de noter que la photographie elle aussi, une fois passée son "âge classique" qui correspond globalement à l'essor du photo-journalisme, se tournera ensuite vers la nature morte afin de se ressourcer et de se renouveler), la nature morte sera peu à peu délaissée dans la seconde moitié du XXème siècle, et si ses motifs sont encore utilisés au début du XIXème siècle, il apparaît que le thème lui-même s'est banalisé et ne présente plus le potentiel d'attractivité qui a été le sien.
Peut-être peut-on penser néanmoins que l'art contemporain, quand il sera fatigué de ses errements conceptuels, se tournera à nouveau vers les recherches formelles et donc, une fois de plus, vers la nature morte.


(1) Walter Benjamin, "L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique", in 'Origine du drame baroque allemand', Ed. Flammarion, coll. Champs Essais

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