dimanche 26 février 2012

Juan Fernandez

Juan Fernandez 'El Labrador'
(Espagne, 1587-1657) 


Juan Fernandez est l'un des peintres les plus énigmatiques et les plus mal connus du XVIIème siècle. Tout ce qu'on connait de lui, c'est son nom et le fait qu'il était en activité autour de Madrid dans les années 1630.
Il semble qu'il vivait à la campagne et se rendait de temps en temps en ville où il vendait ses peintures aux collectionneurs madrilènes, ainsi que des Anglais alors présents en Espagne. De sa vie campagnarde, il a hérité du surnom de 'El labrador' (le fermier) sous lequel il était connu de ses contemporains.
De son œuvre, il ne reste de façon certaine que ces natures mortes si caractéristiques qui lui assoient attribuées sans doute possible. Pour le reste, l'article de Wikipedia consacré au peintre fait état d'un tableau (un Portrait de philosophe) de la collection du Nouveu Palais à la morte de Philippe V qui aurait porté le nom de El Labrador, mais qui sera plus pard attribué à José de Ribeira.

La chose la plus saillante dans le travail de cet artiste est la précision avec laquelle chacune de ses Grappes de raisin est rendue.
Il met un soin minutieux à peindre chaque détail dans sa singularité : l'apparence translucide et changeante de la peau ou le dépôt ciré qui protège le fruit, en accentuant les effets de clair obscur avec une lumière rasante et un fond noir qui met les fruits en relief et augmente leur modelé.
 
Au final, un rendu incroyablement réaliste, quasi photographique, si précis que l'on peut quasiment déterminer le degré de maturité des raisins, et que ni les reliefs de la peinture ni les craquelures dues au temps ne parviennent à entamer.

Il serait peut-être utile, enfin, de faire remarquer que dès ce milieu du XVIIème siècle, Juan Fernandez est arrivé à un style d'une épure quasi totale, où le sujet central, isolé sur un fond noir, est dépouillé de tout autre représentation. Autnat dire qu'avec lui, donc, la peinture espagnole de natures mortes était déjà parvenue à son terme, annonçant le déclin prochain d'un sujet qui, à force d'être essentialisé, semblera bientôt comme minéralisé et vidé de sa substance.

Un après-midi au Prado

Musée du Prado, Madrid, Espagne -  www.museodelprado.es  

Comme je passais quelques jours à Madrid pour le boulot, j'ai profité d'un après-midi libre pour m'offrir une visite.
Retour, en toute subjectivité, sur quelques belles surprises... 


Comme tout le monde, je savais que le musée du Prado renferme de grands tableaux : qu'il y a là, du fait de la splendeur de la cour royale d'Espagne à cette époque, certains des plus grands chef-d'œuvre des XVIème et XVIIème siècle et qu'il renferme les célèbres "Ménines" de Velasquez, tableau sur lequel on a sans doute le plus écrit et qui symbolise peut-être à lui seul le Prado, ou encore le Jardin des Délices de Jérôme Bosch...  
Bref, je m'attendais à voir grand, et pourtant j'étais loin de me douter à quel point c'était vrai tant le Prado regorge de trésors moins connus qui valent à eux seuls la visite. 
Petit passage en revue des principales surprises :

La première surprise du Prado, ce sont les Italiens. 
Parce qu'en plus des maîtres espagnols qui incarnent bien légitimement la collection du Prado, il y a dans ce musée des pièces considérables des grands peintres italiens, datant plus particulièrement de la seconde Renaissance et du manièrisme : 
- avec Titien tout d'abord. Parce que si Titien est sans aucun doute l'un des plus grands peintres que l'histoire de la peinture ait compté, c'est sans aucun doute au Prado, où l'on peut voir au Prado certains de ses plus grands portraits, qu'on s'en rend le plus compte. Il faut s'arrêter sur son portrait de Charles Quint d'abord, pour qui il peignit pendant plusieurs années, ou sur celui de Philippe II, ou encore cet autoportrait de profil datant de 1562 où il est déjà si vieux et que j'ai toujours trouvé si émouvant, et ne pas oublier d'autres peintures de sujets mythologiques, telle cet "Venus et Adonis", 1553 (ci-dessus) s'exprime toute le génie du vieux maître. 

- avec Véronèse ensuite : Véronèse que j'ai toujours trouvé d'une incroyable sensualité (il n'y a qu'à regarder un instant son "Venus et Adonis" de 1580 reproduit ci-contre et de le comparer à celui peint par Le Titien pour voir combien les positions et les attitudes des personnages, le soin attentif porté aux corps et jusqu'à la représentation des chiens conférent un érotisme palpable à l'ensemble de la scène). Véronèse le sensuel donc, mais dont on découvre aussi, grâce aux nombreuses toiles de la collection du Prado, la très grande subtilité, notamment dans des tableaux moins grandiloquents tels que "La familia de Caín errante" où la composition à elle seule révèle et transfigure toute la misère imposée à Caïn et à sa famille à la suite du rejet divin,
- avec Raphael aussi, dont la douceur des sujets et la qualité des couleurs ne sont pas démenties, ou encore avec Gian Battista Moroni - un portraitiste élève de Titien que j'apprécie particulièrement - dont le Prado possède deux portraits magnifiques et dont je voyais des tableaux exposés pour la première fois (à l'époque, je n'avais pas encore visité le Musée Condé à Chantilly qui possède aussi deux portraits de G.B. Moroni) ; 


- sans oublier un Tintoret magistral : "El Lavatorio", 1548.1549 (ci dessus), une œuvre gigantesque tant par sa taille (210 x 533 cm) que par la qualité de la composition qui m'a obligée à réévaluer ce peintre dont j'avais jusqu'alors une impression pour le moins mitigée dans laquelle les tableaux vus à Paris puis à Rome m'avaient jusqu'à présent confortés.


La deuxième surprise, c'est Goya. 
Son expressivité agressive, son trait lourd et rageur, ses visions cauchemardesques...

Les tableaux de la "période noire" (la "période noire" correspond aux vingt dernières années de la vie de Goya, de l'invasion de l'Espagne par Napoléon en 1808 à sa mort en 1828sont tous simplement effrayants. Beaucoup sont inachevés, presque à l'état de dessin.
Dans cette série de tableaux, il est clair que Goya ne cherche pas la précision : son trait, bien que précis, est fougueux, schématique, volontairement proche de l'esquisse. Ce sont, à proprement parler, des caricatures.

Quant aux scènes représentées, toutes sont hantées par des figures de la mort et très souvent de la vieillesse : des masques grotesques flottant au-dessus des toiles comme des ombres dangereuses (ci-dessus : Goya, "Deux vieilles qui mangent", 1821/1823) succèdent à des scènes de violence, réalistes (combats et duels) ou symboliques, comme (ci-contre) "Saturne dévorant un de ses enfants", 1823
A cette vision déjà tragique s'additionne la scénographie (volontaire ?) du musée qui rajoute une dose de sinistrose à la visite : obscurcies par de lourds volets qui les privent de la lumière extérieure, les salles consacrées à Goya ressemblent à un parcours peuplé de figures effrayantes. 

Quoiqu'il en soit, cette visite m'a au moins confirmée une chose : c'est que Goya - sans basculer dans la mythologie de "l'artiste en avance sur son temps" - est quand même sérieusement anachronique. Par son trait rageur, "expressionniste" avant l'heure, qui préfigure Delacroix et plus tard Van Gogh ; par ses sujets ensuite qui reproduisent les désordres de la psyché collective aussi brillamment que Jérome Bosch avait su le faire avant lui.


La troisième surprise, plus en lien avec le thème de ce blog, est un peintre de natures mortes.


Non, ce n'est ni Francisco de Zurbaran. Parce que je le connais depuis longtemps - et que ça aurait été trop facile - mais aussi parce que ses natures mortes m'ont moins impressionné que celles d'un autre peintre que je ne connaissais pas, mais dont les quelques tableaux présentés sont d'une qualité exceptionnelle. 

Ce peintre, c'est Juan Fernandez El Labrador, un peintre madrilène de natures mortes du XVIIème siècle, très talentueux, auquel je consacrerai un article à part. 

l'article à part > Juan Fernandez


L'idée de cet article n'était pas de faire un bilan exhaustif d'une visite du Prado - laquelle nécessiterait un livre entier ! - mais seulement de donner un bref aperçu d'une visite de biais, hors des sentiers battus !

lundi 6 février 2012

Les origines du motif décoratif

Les fleurs, et plus globalement les végétaux, sont depuis les origines de la peinture, un motif central des natures mortes. Petit aperçu d'une genèse.


Les historiens de l'art s'accordent à situer les origines de l'ornementation dans la copie du modèle floral. 

Or, si cette histoire a débuté, si cette transformation progressive d'un motif floral en un motif géométrisé devenu autonome par rapport à son référent d'origine a eu lieu, c'est d'abord parce que le motif floral, en plus d'être agréable à l'homme (ci-contre : Fresque dite « Flore », Pompéi 1er siècle ap. JC), offrait des qualités exceptionnelles aux désirs de stylisation. Et les effets de stylisation succédant aux effets de stylisation, le motif floral a peu à peu disparu.


Mais revenons en arrière. Le premier développement de cette stylisation des motifs floraux eut lieu en Égypte. 
Le rôle que jouait le papyrus dans la société égyptienne lui conféra un statut particulier qui légitimait sa représentation : parce que lié à l'eau, il était le symbole de la vie. Ainsi en allait-il aussi du lotus. On représenta donc d'abord ces deux plantes en tant que motif organiques, mais aussi pour leur valeur symbolique. Or, peu à peu, à mesure que les artistes les dessinait et les stylisait, les motifs se transformaient, au point de se détacher partiellement de leurs référents initiaux pour n'être plus qu'une forme servant de motif lorsqu'on voulait décorer un bijou ou un ustensile.
 
C'est de cette façon que la feuille de lotus devint en Grèce un motif central de l'ornementation. 
Or, la feuille de lotus était déjà un motif décoratif quand les Grecs se sont mis à l'utiliser à l'époque hellénistiqueAloïs Riegl* a montré comment ce même motif qu'utilisait les Grecs, et qui constituait l'un des sujets de prédilection de la représentation dans la Grèce antique, dérivait lui-même du dessin de la fleur de lotus des Egyptiens.  
En s'appropriant les motifs pré-existants, les différents bassins culturels, écrit-il, les reproduisaient, puis les déformaient et produisaient in fine autant d'inventions stylistiques conformes à leurs esthétiques. Mais les Grecs se détachèrent très vite du référent pour laisser libre cours à toutes formes de variations. Dès lors, la stylisation entraina la simplification. 
 
Pour les Romains, le motif floral venait d'abord orner les demeures. On peignait à l'époque sur les murs des villas d'été des scènes de la vie campagnarde observées alentour.
On adapta alors aux exigences des surfaces les végétaux qui formaient une sorte de lien contigu entre les compositions centrales qu'ils séparaient du reste du mur. Ils avaient ceci de particulier qu'en les reproduisant, à la manière des motifs géométriques des frises grecques, ils finissaient par former de nouveaux motifs qui excédaient la simple représentation de leurs modèles.
On se mit alors à les styliser autant qu'on en avait l'envie ou le besoin pour des raisons d'adaptation et de recouvrement des supports, au point que leur répétition en vint à former des frises composées de motifs géométriques.


Peu à peu, le référent floral s'évanouit derrière ses interprétations. Les végétaux qui avaient servi de modèles disparaissaient au point de n'être plus reconnaissables sinon à travers une simplification que ne gardait de leur référent que les lignes et les courbes les plus suggestives et les plus harmonieuses.

Le motif décoratif - dont l'art perse d'abord, puis l'art islamique par la suite (ci contre : plat à dessin kaleidoscopal, période otomane, 1580–85,  Iznik, Turquie - Metropolitan museum of art, NYC) allaient dans les siècles suivant si brillamment développer le plein potentiel - était né.



*: Aloïs Riegl, Grammaire historique des arts plastiques - Ed. Klincksieck, coll. L'esprit et les formes