jeudi 28 janvier 2016

Émile Friant - 3. Du drame réaliste au réalisme poétique

Au début des années 1880, le jeune Émile Friant, qui a rejoint bon nombre de jeunes peintres au sein du mouvement naturalisme alors en pleine effervescence, commence alors une longue et très prolixe carrière de peintre.

Mais si son l'œuvre semble profondément ancrée dans le réalisme, elle va bientôt exprimer un traité dramatique d'une grande subtilité qui aura une influence déterminante sur le cinéma français une génération plus tard.





Dans leur volonté de dépeindre le monde "tel qu'il est", les peintres de la nouvelle génération qui se sont engagés sur les traces de Courbet et de Millet vont très vite s'orienter vers les petites gens, les travailleurs et les miséreux qui peuplent les villes et leurs abords, ainsi que les paysans des campagnes de France. 

C'est notamment la démarche qu'entreprend Jules Bastien-Lepage, peintre originaire de la Meuse et ami de Friant qui effectue, avant même le tournant des années 1880, un véritable "retour à la terre" lorsqu'il que se met à peindre le peuple des campagnes dans un style si réaliste (ci-contre : Jules Bastien-Lepage, "Saison d'octobre, Récolte des pommes de terre", 1877) qu'il fera dire à Zola qu'il est "le petit-fils de Courbet et de Millet"


En cette fin du XIXème siècle, le chemin de fer donne maintenant accès aux provinces, permettant aux peintres un va et vient entre Paris et les régions qui se traduit bientôt par une explosion des représentations des territoires
La peinture d'extérieur qu'avait initiée l'École de Barbizon, mais qui était restée relativement cantonnée à l'Île de France et à la Normandie, fait maintenant place à un panorama quasi exhaustif des paysages et des coutumes de France.
 
Dans cette atmosphère d'ouverture et de déplacements facilités, les peintres peuvent à loisir choisir leurs sujets de représentation. Jamais, hormis lors de voyages d'étude, ils n'avaient eu autant de sujets et de lieux à disposition.
S'élabore alors une nouvelle pastorale qui, bien qu'elle montre la dureté - et parfois la bassesse - de la vie des petites gens des campagnes, exalte en même temps les bonheurs simples de la vie rurale, laquelle commence à être perçue comme saine et pure à mesure que croissent dans les villes les problèmes liés au manque d'hygiène et à la pollution par les fumées de charbon. 
 
Les campagnes offrent alors une infinité foisonnante de nouveaux sujets à même de renouveler le genre pictural jusqu'alors cantonné aux paysages animés dans lesquels les paysans étaient à peine figurés. Avec les Naturalistes, ces mêmes paysans sont maintenant représentés : mieux, ils sont maintenant pris comme sujets principaux dans des scènes qui redisent, à leurs façons (ci-dessus : Émile Friant, "La Lutte", 1885), l'éternelle tragédie de la vie humaine.
Qui plus est, ce voyage au cœur des régions se révèle aussi être l'occasion de donner à voir les façons de vivre des paysans et les coutumes locales, de dépeindre les êtres et les cultures dans leurs spécificités, à l'exemple de Dugnan-Bouveret (ci-contre : Pascal Dagnan-Bouveret, "Bretonnes prayant", 1888) qui peint sa Bretagne natale et notamment les femmes - les Bigoudènes aux costumes et aux coiffes si typiques - absorbées dans des exercices de piété insondables.

Les peintres se font alors - fidèles en cela aux intentions du Naturaliste que Zola définissait comme "portant sur choses un regard scientifique" - anthropologues et ethnologues puisque pour eux désormais, ce ne sont plus ni l'exercice de piété religieuse ni la seule maestria en matière de composition qui comptent : ce qui devenu central, majeur, c'est de montrer, sans fard ni grandiloquence, les êtres tels qu'ils vivent, et de poser sur tout cela un regard froid et distancié, sans ne plus rien cacher (ci-contre : Fernand Perez, "Sans Asile", 1883). 
Les sciences sociales alors en plein essor se sont insinuées dans les esprits et ont changé la façon qu'avaient des peintres de regarder. C'est en tout cas un constat particulièrement vrai pour cette École Naturaliste dont les peintures nous fournissent aussi, à plus d'un siècle de distance, un témoignage inestimable sur la vie des populations en cette fin du XIXème siècle.


Émile Friant, revenu vivre à Nancy dès la fin de son apprentissage à Paris dans l'atelier de Cabanel à la fin de la décennie 1880, se tourne lui aussi dès son retour vers les petites gens de Lorraine, mais selon une manière toute personnelle dénuée de tout pittoresque. 

Au contraire d'un Dagnan-Bouveret dont les représentations sont aisément rattachables à un territoire et une culture donnés, les scènes peintes par Friant ne semblent s'ancrer dans aucun territoire ni aucune tradition locale spécifique
Certes, il peint lui aussi des scènes de campagne ou des scènes qu'on s'imagine situées dans quelque ville ou petites bourgade (ci-contre : Émile Friant, "Jeune Nancéienne dans un paysage de neige", 1887), mais il serait bien difficile au spectateur de les situer davantage sans information préalable à propos de l'origine du peintre. Ses scènes restent générales, se contenant de figurer "la vie provinciale" de façon générique, archétypale pourrait-on dire...

En fait, si son attention au lieu semble si lâche, c'est parce que son intérêt se concentre plutôt sur le moment en lui-même, figurant ce qu'on pourrait appeler des "scènes de vie" - qu'il s'agisse de la mise en scène d'une famille, d'un groupe d'amis ou de travailleurs (ci-contre : Émile Friant, "Les Canotiers de la Meurthe", 1888)... A chaque fois, ces scènes de vie ressemblent à des scènes que l'on pourrait rencontrer à peu près partout, dans n'importe quelle région, comme si Friant les avait volontairement débarrassées de tout folklore pour n'en garder que le caractère universel, au point qu'elles nous semblent aujourd'hui dépeindre une époque bien plus qu'un lieu.
Quant à la composition, elle focalise toujours et exclusivement l'attention sur la scène qui se déroule, et tous les éléments représentés contribuent à densifier l'effet de tension du récit, comme ces jeux de regards dans "Les canotiers de la Meurthe" qui de prime abord semblent partir dans des directions différentes, mais qui tous renvoient par un savant jeu d'obliques croisées vers d'autres membres du groupe auquel on est finalement toujours ramené
Ainsi, jamais le détail ne détourne de l'action principale ni ne concentre l'attention sur lui-même. Comme les éléments plus fondamentaux du tableau et comme les personnages eux-mêmes, il demeure au service du récit.


Le tableau ici présenté (Émile Friant"La Toussaint", 1888) en offre une parfaite illustration : dans cette scène d'une famille qui se rend au cimetière pour fleurir les tombes de leurs parents le jour de la Toussaint, l'attention est focalisée sur un seul geste, anodin en apparence, qu'effectue la fillette qui se tient en avant du groupe : le bras levé, alors qu'elle marche encore, elle s'apprête à donner l'aumône au mendiant assis devant l'entrée du cimetière qui s'ouvre sur la gauche du tableau.
Or, par ce geste déjà prêt qui occupe le centre du tableau, et alors qu'un reste de distance les sépare encore, la fillette est d'ores et déjà en relation avec le mendiant, et le mendiant réciproquement associé à la fillette et au groupe dont elle émerge mais avec lequel elle fait encore corps.

Entre les deux groupes, et pour mieux mettre en scène la rencontre sur le point de se faire, Friant a laissé l'espace central le plus libre possible en étalant en haut un aplat de blanc gris pour figurer le chemin enneigé du cimetière, de même qu'il n'a pas trop insisté non plus sur la procession des visiteurs qui remonte à l'arrière plan afin de ne pas trop gêner la relation qui se joue au premier plan.  
De la même façon, il n'a pas trop mis en relief le mur du premier plan à peine animé d'un peu de blanc et d'un ocre plus lumineux à gauche, sans doute pour faire ressortir la silhouette un peu massive du mendiant assis et opposer plus frontalement les deux masses sombres des corps qui structurent de part et d'autre la composition.

De cette façon, en mettant toutes les parties du tableau au service de cette rencontre, et en faisant taire celles qui auraient pu distraire l'attention, Friant est parvenu à majorer l'effet de dramatisation contenu dans ce seul geste de la fillette érigé comme un trait d'union entre deux mondes, au point qu'il donne à lui seul tout son sens au tableau.
Tous les éléments du tableau concourent ainsi, à la façon du drame, à produire un effet de recentrement de l'attention là où se concentre la tension principale.


Ce procédé est aussi à l'œuvre dans le cas de "La Discussion politique" (Émile Friant, 1889) où le rôle assigné aux deux personnages aux mines défaites, lasses et résignées du second plan est d'ajouter encore à l'effet de tension psychique manifeste qu'expriment par leurs positions et leurs attitudes les deux protagonistes principaux.
Mais contrairement au décor de "La Toussaint" qui tendait à s'effacer pour ménager un espace vide, muet, au centre du tableau, le choix qu'a fait Friant pour cette scène est au contraire de supporter l'effet de tension de l'action principale par un effet d'opposition radicale avec le décor : ainsi, l'ombre du store, l'eau et le calme paysage de l'arrière plan qui servent à suggérer la détente renforcent le contraste avec l'effet de tension déjà paroxystique qu'expriment les postures des personnages, quand les verres vides posés au premier plan racontent ce qui a précédé et sans doute aidé le drame - dont nous voyons ici le dénouement - à éclater. 
C'est là, en définitive, le procédé le plus caractéristique de la peinture de Friant : en organisant la scène de façon à ce que toutes ses parties servent une même action - ou ne la contrarie pas -, ses compositions acquièrent un grand potentiel de narration.

Derrière ces scènes d'apparence réaliste un peu trompeuses, les sujets d'Émile Friant sont donc bien plus proches des archétypes atemporels de la peinture classique que des simples instantanés naturalistes auxquels on pourrait de prime abord les associer. Au contraire même : débarrassés de tout pathos et de toute volonté de montrer le "peuple" tel qu'il vit, ils ressemblent à s'y méprendre aux grands drames antiques dont ils semblent des réinterprétations dont seul le décor semble avoir fondamentalement changé.


Comme cette scène d'un couple d'amoureux (ci-dessous : Émile Friant, "Les Amoureux", 1888) dont on ne sait rien de façon certaine ni du lieu ni de l'époque.

Contrairement à la première impression qu'on pourrait avoir, cette scène n'est pas le rendez-vous de deux amoureux, ou pas exactement... ou pas seulement... 
En fait, elle est traversée de tensions, et le drame qui se joue nait de ce que les deux amoureux ne se regardent pas. Ou plutôt : lui la regarde, mais elle regarde ailleurs. Cela ne veut pas forcément dire qu'elle "est ailleurs", ou qu'elle ne n'écoute pas. Peut-être est-ce même le contraire... peut-être songe t-elle à ce qu'il lui dit... peut-être rêve t-elle de la romance qu'il lui conte... qui sait ? 
Le problème, en fait, c'est qu'on ne peut s'empêcher de penser qu'elle n'est pas là, qu'elle ne l'écoute pas, quand on souhaiterait voir leurs regards se croiser et par là même aboutir à la résolution de la tension. Mais la scène à jamais figée demeure trop imprécise et les éléments en notre possession par trop discordants - avec ce jeu de regards obliques et  dissymétriques qui semble les éloigner quand la position des corps semble les rapprocher, le centrage de l'image sur lui, et non sur eux deux comme cela aurait été logique... - pour arrêter sur un point de vue définitif.  
Reste alors comme en suspens, dans cette atmosphère encore chaude d'un soir d'été, ces regards mi-mélancoliques mi-rêveurs où tous nos rêves et toutes nos craintes peuvent s'accrocher
Et c'est peut-être cela finalement qui donne au tableau une telle présence : cette hésitation à jamais figée, cette tension entre l'intérêt et l'impassibilité, le dédain et la connivence, le partage et l'éloignement... sans qu'on sache jamais complètement de quel côté pencher.

Tel est le constat devant lequel on échoue : là encore, derrière le banal épanchement de deux amoureux, Émile Friant est parvenu à concentrer une force dramatique qui rejoue tous les drames amoureux depuis Eschyle. Sauf qu'ici le drame est contenu, sans éclat ni effusion, à raz les choses et les êtres, prit dans la gangue d'un quotidien familier et prosaïque aux antipodes des codes expressifs et parfois grandiloquents qui étaient ceux de la peinture classique, révélant alors par la seule composition toute l'intensité psychologique et la poésie qui se cachent dans les situations les plus ordinaires.

Friant peintre naturaliste donc, mais il faut bien en convenir, au moyen d'une théâtralisation qui confère à ses compositions toute la dramaturgie qu'elles peuvent contenir.
Comment ne pas songer alors aux grands peintres classiques (ci-contre : Ingres, "Jupiter et Thétis", 1811), aux tableaux de Poussin ou aux grandes fresques mythologiques de David ou de Géricault dont les compositions étaient si méticuleusement structurées en vue de maximiser l'effet dramatique ? 
Certes, la manière est nouvelle, toute empreinte du genre naturalisme propre à l'époque, mais à travers ces compositions si magistralement construites, c'est bien les grands maîtres du baroque et les maîtres du classicisme français qui transparaissent, et c'est sans aucun doute à l'enseignement du classicisme et aux leçons apprises dans l'atelier de Cabanel qu'Émile Friant le doit.


Finalement, c'est peut-être ce mélange subtil entre un traitement qui révèle la profonde intensité psychologique à l'œuvre et un réalisme cru, sans concession (mais sans jamais tomber ni dans l'exaltation mystique d'un Bastien-Lepage, ni dans l'héroïsme mythologique d'un Léon Lhermitte) qui fait la qualité et la profonde originalité des peintures d'Émile Friant

Émile Friant au contraire dépeint la vie telle qu'elle est, sans infra-texte ni morale sous-jacente : elle est là tout entière dans ce qu'il représente, sans rien cacher ni refuser, et sans que le peintre ait besoin de la décoder ou de la forcer à révéler un contenu symbolique qui lui donnerait son sens et sa force. Et si ses compositions pourtant très travaillées (ci-contre : Émile Friant, "Ombres Portées", 1891) nous semblent si réalistes, sans jamais donner l'impression de trahir la vie ni de la glorifier, c'est peut-être parce dans la vie, et même dans celle des petites gens, rien n'est jamais ni chaotique ni hasardeux.
Et c'est cette captation nue enfin, alliée à une relative mise en retrait à l'égard des personnages comme des situations, qui l'éloigne aussi, peut-être, d'une certaine tradition strictement naturaliste souvent déformée à l'époque par l'envie de faire de la peinture un instrument politique.

La force du réel, semble dire Friant, n'est donc ni dans l'expressivité outrancière ni dans la magnificence : elle est, tout simplement peut-être, juste à la surface des choses telles qu'elles se donnent à voir. Qu'importe, dès lors, si les destins sont petits, qu'importe si les décors sont ordinaires et les costumes miséreux : dans le fond, toutes les tragédies se valent, les souffrances des humbles comme celles des grands, et seule la force du drame qui se joue fait la différence.


Certes, l'école réaliste à laquelle Friant appartenait ne durera pas jusqu'à la fin du siècle, et les expérimentations formelles qui continueront en parallèle avec Gaughin, Seurat, Cézanne et bientôt les Nabis feront évoluer la peinture dans une toute autre direction qui bientôt l'éclipsera.

Mais si les Modernes ont retenu l'attention de l'histoire de l'art officielle avec la multiplication des avant-gardes dès le début du XXème siècle, il est au moins un point qu'on ne peut discuter : ce sont eux, les Naturalistes de la fin du XIXème siècle qui, dans leur démarche d'aller à la rencontre du peuple, ont reconnu aux petites gens la dignité de vivre aussi des drames et des destins dignes de représentation

C'est donc d'abord à eux et aux écrivains naturalistes qui ont su rapprocher le drame et le réalisme que l'on doit l'émergence dans les arts et dans la "culture populaire" de l'image si tendre et si profonde des petites gens qui participera des plus belles heures du cinéma français (ci-dessus : Arletty et Bernard Blier dans Hôtel du Nord de Marcel Carné, 1938) et qui se traduira bientôt dans l'imaginaire collectif par la figure emblématique du Français canaille et gouailleur que populariseront - à l'image d'Édith Piaf - les chanteurs français à travers le monde.

C'est en cela que les peintres naturalistes, au delà de la seule volonté de dépeindre le réel "tel qu'il est", ont été les authentiques inspirateurs du Réalisme poétique qui fleurira en France tout au long de la première moitié du XXème siècle. C'est en cela qu'ils participent encore aujourd'hui si profondément de la culture française.  

dimanche 24 janvier 2016

Émile Friant - 2. L'heure des choix

Au lendemain de la guerre de 1871 et de l'écrasement de l'insurrection de la Commune de Paris, un vent de renouveau souffle sur la France plus que jamais en quête de légèreté, de bonheur et de sensualité

Néanmoins, en dépit de ce nouvel enthousiasme, tous les Français ne profitent pas pareillement de ce nouvel essor, faisant rapidement resurgir les vieux clivages politiques et sociaux jusque dans la peinture.

 



Dans la décennie qui suit la guerre, un vent d'euphorie souffle sur la France. Oubliés les morts et les souffrances de la guerre inutile de "Napoléon le petit" (1) contre la Prusse, oubliés aussi les Communards morts, emprisonnés ou déportés au bagne, oubliées les privations de la guerre. A Paris comme dans tout le pays, l'atmosphère est à la fête et à l'insouciance.
De la douceur, du bonheur et de la légèreté, les Parisiens n'aspirent plus qu'à vivre, et si possible en plein air : soif de soleil, soif de d'indolence et de quiétude, tout semble prétexte à renouer avec une liberté qui semble avoir tant manquée (ci-contre : Pierre-Auguste Renoir, "Le Déjeuner des canotiers", 1880).

L'effervescence est alors partout, la créativité débridée. Et les peintres de continuer d'expérimenter de plus belle comme si la guerre avait décuplé leur motivation à trouver des formes nouvelles pour embrasser le présent. C'est alors l'explosion de l'Impressionnisme, avec Claude Monet et Jongking d'abord, puis Renoir et Caillebotte qui leur emboîtent le pas et sortent à leur suite à la rencontre du monde.
Aussi, si au lendemain de la guerre la France n'est plus la première puissance en Europe, Paris est toujours, et peut-être plus que jamais - comme le dira plus tard le penseur allemand Walter Benjamin - "la capitale du XIXème siècle" (1).


Les peintres ont alors soif de montrer le monde dans lequel ils vivent, ce monde en plein bouleversement où se dessinent les villes modernes de l'ère industrielle avec leurs grandes avenues et leurs grands magasins.
Avec la fin des travaux du baron Haussmann, Paris prend alors les airs de métropole moderne qu'on lui connaît aujourd'hui, mais la métamorphose n'est pas encore entièrement achevée dans cette ville qui se modifie encore avec la construction des grandes gares (ci contre : Claude Monet, "Gare Saint-Lazare", 1877) et qui continue de s'étendre vers l'Ouest à l'assaut de la plaine Monceau ou vers les anciens faubourgs qu'elle avale peu à peu. 

Mais bizarrement, du Paris que donnent à voir les peintres ne figurent que les constructions qui font la fortune des possédants de cette nouvelle ville qui s'érige (ci-contre : Gustave Caillebotte, "Rue de Paris par temps de pluie", 1877) et jamais les démolitions qui voient pourtant disparaître des quartiers entiers de la ville ne sont montrées, passant ainsi sous silence la gigantesque transformation qui redessine entièrement la ville. On pourrait pourtant s'en étonner tant les démolitions et les reconstructions vont à un tel rythme que les Parisiens des faubourgs populeux ont alors coutume de dire qu'ils ne savent pas s'ils retrouveront le soir le domicile qu'ils ont quitté au matin.
La ville du petit peuple - celle des petits artisans des faubourgs et des ouvriers qui construisent le nouveau Paris - change elle aussi, mais avant d'en être les bénéficiaires, toutes ces petites gens sont pour l'heure les victimes de ces grands changements.


En cette fin de décennie, Émile Friant vit encore à Nancy où il a intégré l'école des Beaux Arts. La ville, qui se retrouve toute proche de la frontière avec l'Allemagne du fait de la cession de L'Alsace et une grande partie de la Lorraine à la Prusse, est alors en pleine ébullition : en plus de son statut de pôle industriel déjà en pleine expansion, Nancy accueille désormais nombre de Français ayant fui les régions annexées, ce qui en fait de facto la nouvelle capitale de l'Est.

Particulièrement doué pour le dessin et remarqué dès 1878 grâce à une peinture présentée au Salon des Beaux Arts de Nancy alors qu'il n'a encore que 15 ans, Émile Friant se voit alors proposer de rejoindre le prestigieux atelier de dessin d'Alexandre Cabanel à l'École des Beaux-Arts de Paris.
Or Cabanel (ci-contre : Alexandre Cabanel, Portrait du prince Konstantin Gorchakov, 1868), l'un des peintres académiques les plus admirés du Second Empire est encore, dans ces années d'après-guerre, l'un des peintres les plus prestigieux de Paris et se trouve alors au sommet de sa gloire.
Certes, son art classique et pompier qui faisait la splendeur de l'Empire une décennie auparavant n'est plus en vogue, mais la maitrise du maître dépasse les genres et les modes, et plus d'un apprenti peintre rêve à l'époque de rejoindre son atelier.
Friant va rester trois ans avec son professeur.
Cependant, et en dépit d'un apprentissage d'une exceptionnelle qualité et d'amitiés réelles qu'il noue alors - notamment avec Jules Bastien-Lepage lui aussi originaire de Lorraine - Emile Friant ne se plait pas à Paris.
Aussi, préfère t-il, après ses trois années d'études, rentrer à Nancy où il décide de s'installer.

Quitter un maître comme Cabanel aussi vite peut sembler hardi. Quoi qu'il en soit, il est certain que l'apprentissage auprès de Cabanel a apprit à Friant l'exigeante rigueur du dessin classique qu'enseignait le maître. C'est de l'enseignement de ce dessin précis et codifié - le pur classicisme du XVIIIème siècle dans la lignée duquel Cabanel se situait - dont a bénéficié Friant. Et c'est sans aucun doute à partir de ce respect du classicisme qu'il a assit puis développé son indéniable don pour le dessin.

Nous ne savons pas si le jeune homme - très vite reconnu par ses pairs avec un second Prix de Rome de peinture en 1883 pour son Œdipe maudissant son fils Polynice - fit alors sciemment le choix du Naturalisme : si ce choix tenait à son inclinaison pour le dessin (ci-contre, Émile Friant, "Autoportrait", 1878), s'il lui était venu de son apprentissage chez Cabanel alors qu'il s'initiait à la peinture classique, ou encore s'il prit cette direction motivé par le rejet des manières de peindre moins exigeantes et moins respectueuses des codes qui étaient celles de l'Impressionnisme alors en pleine explosion.
Si l'on s'en tient aux seules données historiques dont nous disposons, il est certain qu'au tournant des années 1880 les toiles des Impressionnistes commençaient à être reconnues et à se vendre, et l'on peut penser que ce courant pictural aurait pu, pour ces raisons, attirer le jeune peintre.


Mais il est vrai qu'à la même époque un courant naturaliste commençait à éclore parmi la jeune génération, que les héritiers du dessin justement - ceux qui, comme Friant, avaient étudié avec les grands peintres de la tradition classique tels que Cabanel, Gérôme... ou les grands peintres d'histoire tels que Meissonier ou Detaille - semblaient chercher une issue qui leur permettrait d'exprimer leur talent et de produire une peinture de qualité qui témoignerait de ce que leur avaient enseigné leurs maîtres. Or, ni l'Académisme pictural ni le goût de l'Orient de leurs aînés ne semblaient plus à même de rendre compte du monde tel qu'il se transformait. L'exotisme avait fait son temps. 

Pour beaucoup de ces jeunes peintres (ci-contre : Jean-François Raffaëlli, "La famille de Jean-le-Boîteux, paysans de Plougasnou", 1876), les artistes demeurés si longtemps ignorants du peuple devaient maintenant lui redonner le devant de la scène et rendre compte de tous les aspects de sa vie, à l'exemple de ce qu'avaient accompli les aînés Courbet et Millet qui en leur temps avaient fait le choix de se tourner vers l'humble vie de la majorité des petites gens. 
De la même façon, il est possible que les douces langueurs bigarrées et les vues esthétisantes de Paris et des bords de Seine que peignaient alors les Impressionnistes aient semblé à beaucoup d'entre eux bien éloignées de la réalité plus prosaïque des gens simples et, de ce fait, leur aient apparues comme incapables de rendre compte des profondes transformations qui affectaient l'époque... Certes, quelques uns de leurs tableaux rendent compte de la vie des petites gens, mais les quelques tentatives de mettre en scène des travailleurs - tel Caillebotte dans ses "Raboteurs de parquet" de 1975 - ne pouvaient suffire à en rendre compte.

Ce constat semblait à beaucoup d'autant plus implacable qu'une fois passée l'euphorie de l'après-guerre, le quotidien des classes laborieuses paraissait toujours aussi difficile, en ville comme dans les campagnes.

Or, en cette fin de siècle, de plus en plus de gens éduqués - dont des artistes et des écrivains - se préoccupaient de plus en plus de la vie et du destin des masses.
Cet intérêt croissant pour le "peuple" était d'abord lié au développement des idées anarchistes (l'anarchisme libertaire égalitaire et social notamment) et socialistes qui se répandaient dans les classes supérieures de la société à mesure que se développait l'idée qu'il fallait, dans un contexte de croissance exponentielle des villes (ci-contre : Victor-Gabriel Gilbert, "Le Carreau des Halles", 1880), mais aussi à l'idée qu'il fallait désormais, notamment dans les villes qui ne cessaient de croître, s'occuper de l'organisation des populations au moyen de politiques sociales et éducatives, du développement de l'hygiène... au risque de voir les masses populaires des villes tomber à terme dans une désagrégation inéluctable.


Enfin, la révolution littéraire entamée par Gustave Flaubert essaimait dans ces mêmes années avec le développement d'un genre littéraire naturaliste qui se réclamait - bien qu'à des degrés divers - d'une étude impartiale et scientifique des faits sociaux sur le modèle des méthodes empruntées à l'histoire naturelle. Si Zola était le fer de lance de cette école naturaliste en littérature, beaucoup d'écrivains, dont Guy de Maupassant, J.-K. Huysmans, Henry Céard et d'autres souscrivaient à cette recherche d'authenticité qui exigeait la mise en retrait de l'écrivain et la description brute et sans fard des événements, mêmes les plus triviaux.
Aussi, pour ces mêmes raisons et avec les mêmes motivations, des peintres se lançaient dans la description volontairement naturaliste du petit peuple, dans les villes comme dans les campagnes (ci-dessus : Léon Lhermitte, "La Paye des moissonneurs", 1882). Eux aussi cherchaient à rendre compte du réel en tachant de le donner à voir tel qu'il se présentait, sans exercer sur la représentation d'exercices formels susceptibles de la déformer. Cela n'empêchait d'ailleurs ni le choix du sujet, ni le travail de la composition, mais une fois le sujet posé, il s'agissait de le rendre tel qu'il apparaissait. Copier le réel, et non l'interpréter.

Il se peut qu'Emile Friant ait alors fait le choix du Naturalisme en pensant que son rôle, en tant qu'artiste, était précisément de rendre compte du monde tel qu'il le percevait.
Issu d'une classe sociale modeste, provincial de surcroit (ci-contre, Émile Friant, "Les Buveurs", 1884), il est possible qu'il ne se soit reconnu ni dans les recherches formelles et les expérimentions de l'avant-garde, ni dans les thèmes de prédilection légers, parfois futiles, qu'affectionnaient le groupe des Impressionnistes et les peintres parisiens comme Édouard Manet, Ponsan-Debat ou Degas (...) qui en constituaient le second cercle.
D'ailleurs, tous ces peintres ou presque étaient issus de la bourgeoisie, sinon de la grande bourgeoisie parisienne ou provinciale. Peut-être cela a-t-il constitué un frein à l'intégration de peintres tels que Friant ou Bastien-Lepage, jeunes hommes tout juste sortis de leur province natale à laquelle ils restaient attaché, au point peut-être qu'ils n'aient pu trouver leur place dans le cercle très exclusif des peintres parisiens.



En un sens, le choix qui se posait à Friant, et que l'on pourrait résumer par l'opposition entre le réalisme et l'expérimentation formelle, revenait peut-être aussi pour lui à faire avec le Réalisme le choix de la "vraie vie" - puisqu'il s'agissait aussi de décrire le monde dont il provenait - plutôt que de lui préférer une simple représentation sans lien avec ses expériences.

François Millet et Gustave Courbet avaient, dès le milieu du siècle,  ouvert la voie et montré que l'art peut - que l'art doit ! - porter sur les choses et les êtres un regard impartial, que tout doit être regardé pour ce qu'il est, sans jugement ni a priori, et qu'il n'y a ni sujet majeur, ni sujet mineur. 
Aussi, le dépeindre dans toute sa vérité, sans le travestir ni le faire mentir, peut-être était-ce pour Friant la seule façon de redonner à son monde (ci-contre, Émile Friant, "Portrait de sa mère", 1887) toute sa dignité.


Un tel constat ne pouvait au final que donner des ailes à la nouvelle génération des peintres qui n'attendait qu'une occasion pour s'engouffrer dans la brèche : déjà Jean-François Raffaëlli, Pascal Dagnan-Bouveret, Léon Lhermitte ou son ami lorrain Jules Bastien-Lepage s'étaient engagés sur le chemin du NaturalismeÉmile Friant n'avait plus qu'à leur emboîter le pas.



(1) : Titre d'un livre pamphlétaire de Victor Hugo contre Napoléon III au lendemain du coup d'état du 2 décembre 1951, publié à Bruxelles en 1852
(2) : Walter Benjamin, "Paris, capitale du XIXème siècle", in Das Passagen-Werk (Le livre des Passages), 1939