dimanche 7 octobre 2012

Les étranges matières de Vik Muniz

Rétrospective "VIK" au Museu Oscar Niemeyer, Curitiba (Paraná), Brésil   
Novembre 2009 > Février 2010

De passage à Curitiba, j'ai profité de l'occasion pour me rendre au Musée Oscar Niemeyer, chef d'œuvre d'architecture moderne du célèbre architecte brésilien qui conçut notamment la nouvelle capitale du Brésil, Brasilia, au début des années 1960.

La principale attraction de ce musée, m'avait-on dit, est moins la collection que le bâtiment lui-même conçu comme un œil gigantesque en équilibre sur une colonne, elle-même entourée de bassins et de pelouses. Et c'est vrai que le bâtiment est impressionnant, notamment cette immense dalle de béton qui ne prend appui qu'en son centre.


Une fois passé le plaisir d'admirer ce surprenant bâtiment, je me décidais donc à rentrer dans l'orbite de cet œil de béton, pensant que j'avais vu là ce qui constituait le principal intérêt de mon déplacement, mais je me trompais lourdement - comme j'allais rapidement m'en rendre compte - puisque c'était sans compter sur une rétrospective que, pour ma plus grande chance, le musée consacrait à Vik Muniz, artiste brésilien installé à New York que je ne connaissais alors pas, mais dont l'œuvre n'allait pas tarder à me subjuguer...


La première chose que l'on remarque en regardant les photographies de Vik Muniz, c'est que ses sujets se rattachent tous ou presque à l'histoire de l'art, au sens où ils représentent des tableaux célèbres dont ils sont comme des copies (ici, "Le radeau de la Méduse", 1999, d'après Géricault, "Le radeau de la Méduse", 1818/1819, Musée du Louvre, Paris).
Mais une fois cette première impression passée, et en regardant plus attentivement, on remarque qu'il se joue dans ses compositions une autre chose d'importance, et qu'elle a à voir avec la matière même qui compose ses tableaux. A bien y regarder, la matière utilisée semble est à chaque fois  surprenante.

Car ce qui fait l'identité si singulière des tableaux de Vik Muniz, c'est qu'il utilise pour les réaliser des matières et des objets que l'on ne s'attendrait pas à trouver là : des denrées alimentaires (ici, "Médusa marinara, spaghetti et sauce tomate", 1998 - d'après Caravaggio, "Medusa", 1595/1596), des morceaux de papier, des petites pierres de strass ou des perles de couleur, du sable ou de simples brindilles, des vieux vêtements, des petites figurines, des bidons percés, des composants d'ordinateurs... autant d'éléments que l'usage ordinaire destinerait à se retrouver - et c'est souvent leur dernière destination - au rebut. 
En somme, pour le dire rapidement, tout ce dont Vic Muniz se sert pour créer ses œuvres, c'est ce dont les autres ne se servent plus !


De prime abord, on pourrait s'en amuser, se plaire à ce curieux décalage et à cette idée saugrenue d'utiliser de telles matières ou objets comme matériaux pour ses tableaux. Et c'est d'ailleurs ce qui se passe à la vue des premières œuvres sur lesquelles on pose les yeux, et qu'on s'amuse alors à reconnaître en se rapprochant quel est, ici ou là, le drôle de matériau que l'artiste a bien pu utiliser.
Mais tout ceci serait anecdotique si n'était l'incroyable qualité des réalisations. Parce qu'en voyant toutes ces tableaux, une idée s'impose rapidement : ces compositions traduisent un indéniable talent de plasticien, tant par leur précision que par les qualités d'optique qu'ils mettent en jeu (ci-contre : "Toy soldier", 2003). Ce point est particulièrement important dans la mesure où le travail de Vic Muniz joue aussi sur les échelles et les distances d'observation, ainsi que la peinture impressionniste par exemple. Ainsi, les "tableaux" se transforment selon la distance ou le point d'où vous regardez. 

Il y avait à ce propos dans l'exposition un tableau qui surprenait tout le monde : il s'agissait d'un immense planisphère ("WWW - World map", 2008) qui était accroché tout au bout du parcours, mais que l'on pouvait apercevoir dès les premières salles grâce à la perspective qu'offrait l'allée centrale
De loin, le dessin semblait plutôt régulier et précis, et aucun relief ne trahissait la précision des contours des continents représentés.  
Or, en s'approchant, il apparaissait que les continents étaient composés d'éléments d'ordinateurs, de circuits imprimés, de claviers plus ou moins cassés, etc., autant d'éléments qui de près présentaient une grande variété de reliefs et une grande variété de matières aux qualités visuelles disparates qui faisaient des continents représentés des amoncellements massifs et lourds
Au planisphère régulier et relativement homogène qui vu de loin symbolisait la communauté humaine se substituait de près une charge aussi massive qu'implacable sur le gaspillage, la production de déchets et la pollution gigantesque que nous produisons et qui recouvre aujourd'hui tous les continents.  
Car c'est ainsi que fonctionne le procédé didactique de Vic Muniz dans sa force et dans toute sa simplicité : ce qui de loin ressemblait à un banal planisphère se transforme, à mesure qu'on se rapproche, en une immense et débordante décharge d'ordures à ciel ouvert. Tout est question d'échelle, tout est question de manière de voir...

Le matériau utilisé et la démarche prennent alors tout leur sens : l'objet jeté, le rebut, le surplus sont devenus matière pour montrer le monde et lui donner à se voir tel qu'il est : un monde de gaspillage qui croule sous ses déchets. 
Là s'exprime sans doute tout le sens que revêt l'origine de Vic Muniz que l'on aurait tort d'oublier : artiste originaire d'un pays du Sud - le Brésil, globalement pauvre, dans lequel les gens vivent de débrouille, de récup' et de système D... et pays dans lequel les pays riches du Nord se débarrassent de plus en plus de leurs déchets, le plus souvent toxiques, pour ne pas avoir à payer pour les recycler. Cette implacable réalité d'un monde coupé en 2 et dont les lignes de fractures ne cessent de se creuser, cette violence incessante faite à ceux qui restent dans la misère et qui vivent de ce que les autres veulent bien leur laisser (ci-contre : "Shoeshine boy", 2004, d'après Lewis Hine)... voilà ce que Muniz nous met sous les yeux ! 

Le constat peut sembler terrible - et d'une certaine façon il l'est - mais il n'est pas non plus unilatéral : parce que Vic Muniz est un artiste, et non un simple dénonciateur. 
Certes, il se sert de l'art pour montrer ce qu'on aimerait ne pas voir - comme le fou du roi se moquait des travers du roi pour qu'il ne les oublie pas - mais il fait aussi le contraire : parce qu'au fond de ces poubelles, au milieu des immondices et de tout ce gaspillage que nous produisons, ce qu'il cherche à nous faire voir, c'est aussi la beauté qui y est enfouie.

(D'après Corrège"Vénus et Cupidon découverts 
par un satyre", 1524-27, Paris, Musée du Louvre.)