dimanche 15 janvier 2012

La collection La Caze

La collection La Caze au Musée du Louvre, Paris - jusqu'au 9 juillet 2007

www.louvre.fr

 


La collection La Caze : c'est l'histoire d'un médecin amateur de peinture et peintre à ses heures qui s'est constitué, à partir de  1852 et jusqu'à sa mort, l'une des plus belles collections privées du XIXème siècle.
La présentation que nous propose le Louvre ne regroupe qu'un petit tiers des tableaux, mais elle donne déjà une bonne idée de la qualité de cette collection qui demeure le premier legs qu'a reçu le Louvre au cours de son histoire.


L'accrochage présente les tableaux très serrés, sensiblement de la même façon que La Caze a du les accrocher, ce qui concoure à donner cette impression très agréable qu'on visite un cabinet de curiosités. C'est original, très agréable pour l'œil qui se promène aisément de tableau en tableau, même si logiquement on dispose de moins de place pour se déplacer autour.


Tableau servant à l'affiche de l'exposition : "Pierrot" (aussi dit "Gilles"), Antoine Watteau, 1718-1719


Pour le plaisir, et pour rester dans la thématique de ce blog, deux des quatre tableaux de Chardin présentés dans l'exposition : "La fontaine de cuivre" et "La Brioche".




Nota : Le Louvre dispose d'un grand nombre de tableaux de Chardin, dont une copie de "La Bénédicité" présentée dans l'exposition La Caze (Collections permanentes - Peinture française)

Rembrandt et la nouvelle Jérusalem

Petite présentation de l'exposition regroupant une grande quantité de dessins de Rembrandt à propos de l'Ancien Testament


Musée d'art et d'Histoire du Judaïsme (www.mahj.org/)

Paris - jusqu'au 1er juillet 2007


Pour se consoler de la fin de l'une des plus belles expos présentées dans cette ville depuis longtemps (comme quoi les grandes expos archi-médiatisées ne sont pas forcément les meilleures !), deux célèbres dessins présentés dans l'exposition : "Adam et Ève chassés du paradis" et "Le sacrifice d'Isaac"..

C'était la première fois que je voyais autant de dessins de Rembrandt. Ce qui surprend en regard de la thématique pointue qui a présidé à l'exposition, soit le thème de la judéité et plus globalement l'illustration de thèmes bibliques appartenant à l'ancien testament.
Preuve s'il était besoin de l'importance qu'a eu pour Rembrandt la culture biblique liée à l'ancien testament, mais aussi sa curiosité à l'égard de la religion et de la cultures juives (Rembrandt a longtemps vécu dans le quartier juif d'Amsterdam).


En fait, c'était très agréable de voir autant de dessins d'un même peintre en un même lieu parce que cela permet de ne pas trop s'attarder sur les sujets pour finir par ne voir que le crayon. Sa façon de progresser, de remplir les vides, de se corriger...
 
Or, chez Rembrandt, ça tient presque de la magie. Son dessin, comme la lumière, s'insinue dans les moindres recoins.

Les étals des poissonneries



Les poissons sont l'un des grands thèmes de la nature morte, notamment dans les traditions flamandes et hollandaises dont ils ont accompagné la formidable expansion.

 
 
 Les poissons sont un sujet souvent traité par les peintres de natures mortes. 
Pas de mystère à cela : sur le plan formel, les poissons ont des qualités visuelles tout à fait intéressantes à peindre quand, de plus, ils ne déméritent pas en tant que met de choix. Rien à redire donc pour une nature morte classique.

Ceci étant dit, il ne faudrait quand même pas, sous prétexte d'écailles luisantes ou d'œil globuleux, oublier le lien fort que les gens des Flandres et de Hollande ont pu entretenir avec le poisson. Gens de la mer, les Flamands ont toujours tiré de la mer leurs richesses, et tout d'abord leur nourriture (ci-dessus : Clara Peeters, "Nature morte avec poissons, huitres et crevettes", 1607). C'est donc en pécheur qu'ils regardaient le poisson. Et plus particulièrement un poisson, le hareng, dont ces populations des côtes de la Mer du Nord se sont nourris pendant des siècles... comme la morue nourrira plus tard celles des côtes du Portugal et de Biscaye.

Le hareng venait des côtes de Frise, d'Allemagne et du Danemark. Son commerce fut à l'époque si florissant qu'il fit la première richesse des gens du Nord.
La Ligue Hanséatique (Lübeck et Hambourg), favorisa le commerce du hareng, rendant la salaison possible grâce à l'accès de Hambourg aux mines de sel de Kiel, ce qui permis notamment de l'exporter vers les Pays-Bas.
Ainsi, lorsque les marchands de la Ligue parvinrent jusqu'en Hollande, la comtesse Marguerite de Flandre leur accorda des privilèges fondamentaux
(1252-1253) qui garantissaient l'exercice de leur commerce dans ses ports. De là l'essor de la pèche et du commerce en Mer du Nord.



Un dernier point peut expliquer cette importance du poisson dans les provinces flamandes : c'est le rôle que lui confiaient les préceptes alimentaires religieux. 

Les Flamands en effet, restés fidèles au catholicisme, observaient le carême. Ainsi, le poisson que l'on devait consommer pendant un mois demeurait un aliment central pour les Catholiques. Que ce soit pour leur propre consommation ou pour le commerce, le poisson était pour cette raison un bien éminemment important à cette époque. Aussi, ceux qui le péchaient et en faisaient le commerce se garantissaient de ce fait des débouchés réguliers.

Dès lors, les Flamands profitèrent de ces échanges économiques. Sur ce trésor du poisson, ils amassèrent des richesses qu'ils investirent dans la construction d'une flotte qui servira bientôt à protéger leur commerce, puis plus tard à se construire un empire. Le hareng tableau de Joseph De Bray (ci contre : "Éloge du hareng", 1657) nous en fournit une preuve édifiante : c'est bien au hareng que les Flamands devaient leur richesse, et visiblement nul parmi eux ne semblait l'ignorer. 

Plus qu'un simple sujet d'étude, le poisson fut donc pour les peintres flamands le symbole même de leur culture et de leur richesse. Et parce qu'il consacrait leur maitrise des mers et du commerce en mer du Nord, il fut  aussi pendant un temps celui de leur puissance.


Par la suite, la figuration de poissons s'imposa comme l'un des thèmes majeurs de la nature morte et tous les peintres, jusqu'au XXème siècle, s'y essayèrent, comme si ce motif était devenu un passage obligé

Néanmoins, sa figuration a logiquement diminué à mesure que l'importance du poisson dans l'alimentation diminuait - et que son rôle dans la subsistance des populations s'amoindrissait.
 
Parmi les peintres ayant accordé une place d'importance au poisson, citons notamment Jean-Siméon Chardin, dont une nature morte représentant une raie ("La raie", 1728) parmi ses tableaux les plus célèbres et, pour ne parler que du XXème siècle, Pablo Picasso et Georges Braque qui, du fait de l'importance qu'a joué la nature morte dans leurs recherches, ont en peint à eux deux un grand nombre dans leur période cubiste, plus encore Georges Braque qui a montré un attachement à ce motif du poisson (ci dessus : "Nature morte aux poissons", 1939) tout au long de sa vie
Quant à Bernard Buffet, il fut - dans son style très dépouillé - l'un des derniers peintres à accorder à ce motif une place importante (ci-contre : "Nature morte aux poissons", 1950).

Willem Kalf: Gemaltes Licht

"Peindre la lumière". Les natures mortes de Willem Kalf (1619-1693)
Musée Suermondt-Ludwig, Aix La Chapelle

Pour les amateurs de nature morte, c'était l'expo à pas manquer... alors bien r on l'a manquée !
Elle s'est terminée début juin au musée de Aachen (Aix La Chapelle) en Allemagne.
www.suermondt-ludwig-museum.de

Willem Kalf, l'un des plus grands peintres du XVIIème siècle hollandais.
Sans être spectaculaire, sa peinture est un formidable tour de force : les reflets sur les porcelaines, la captation de la lumière dans les surfaces translucides comme les citrons coupés ou le coquillage permettent de se faire une idée de l'importance de ce peintre.


On vous laisse juge...

La nature morte, une introduction - 2. De l'apogée au déclin

Après que les Flamands et les Hollandais eurent développé le thème de la nature morte et l'eurent enrichie de multiples sujets d'étude, le thème se répandit à travers l'Europe où, malgré des fortunes diverses en fonction des époques et des pays, il rayonnera jusqu'à devenir central pour les mouvements de la Modernité et les avant-gardes du XXème siècle.



Après un développement prodigieux en Flandres, la nature morte était devenu au XVIIème siècle l'un des thèmes principaux de la peinture occidentale.
A cette époque en effet, le thème est à son apogée et irrigue toutes les traditions picturales européennes qui s'influencent mutuellement, si bien que l'on parlera pour cette époque de "style international".
Ce sont tout d'abord les peintres français tels que Louise Moillon (ci-contre : Louise Moillon, "Nature morte aux cerises, fraises et groseilles", 1630), Lubin Bangin ou Jean-Baptiste Monnoyer qui, en se débarrassant de contextes devenus trop pesants - et sans doute trop démonstratifs pour des Catholiques - des Flamands et en se recentrant sur l'objet, l'emmenèrent vers un nouveau développement où, finalement, seule la technique picturale importait. 

A la même époque, le thème s'épanouit aussi en Espagne où des maîtres tels que Juan de Zurbarán (ci-contre : "Nature morte avec assiette de pommes et d'oranges", vers 1640) ou Juan Fernandez "El labrador" perpétuèrent l'art de la nature morte (bodegón) dans un style plus dépouillé et plus aride encore que ne l'avaient fait les Français, voir en y développant une morale, comme c'est le cas de Juan Sánchez Cotán
Mais ce désir de représentation, comprimé entre une volonté stricte de copier le réel et le rigorisme catholique annonçait déjà son déclin qu'entrainera bientôt son manque d'imagination. 

En Italie, les styles qui fleurirent furent plus multiples, en fonction des régions et des influences qui s'exerçaient. Naples, jusqu'alors relativement éloignée des grandes évolutions picturales, voit ainsi se développer un courant protéiforme et prospère ou la profusion digne des Flamands d'un Gian Battista Ruoppolo (ici : "Nature morte avec fruits", non daté) côtoie les atmosphères plus feutrés d'un Giuseppe Rocco que ne dédaigneraient pas les peintres Français. 
Au Nord en revanche, et sous l'influence plus marquée du baroque italien, parfois du maniérisme, mais aussi des peintres flamands qui venaient en Italie, la nature morte conciliait souvent plusieurs tendances dont le dosage variait en fonction de chaque peintre. Néanmoins, et malgré un riche développement, la nature morte restait bien souvent associée à la représentation de figures.

L'intérêt pour la nature morte ne va toutefois pas faiblir durant le XVIIIème siècle et c'est en France, où les peintres sont à la recherche d'un équilibre entre l'attention portée à la représentation et l'élégance du rendu, qu'il va trouver un nouveau souffle.
C'est aussi là que l'ordre hiérarchique des différents sujets qui avait prévalu depuis la Renaissance fut abandonné. Voulant rompre avec les anciennes traditions qui prévalaient dans le domaine esthétique comme dans d'autres domaines, les philosophes français des Lumières défendaient alors de nouvelles règles et prônaient une évolution dans la manière de voir.
C'est ainsi que Diderot, à partir d'un tableau de Jean-Baptiste Siméon Chardin (ci-contre : "Verre d'eau et pot", vers 1760), en vint à affirmer que le tableau devait être jugé en fonction de ses seules qualités, et que seuls devaient être pris en compte l'art du peintre et sa capacité à reproduire son sujet, ce indépendant des cadres hiérarchiques qui organisait les sujets entre eux. Ce faisant, il autonomisait le thème de la nature morte vis-à-vis des anciens cadres qui prévalaient jusqu'alors et finit de "l'anoblir" en ouvrant au genre les portes des cours royales (Louis XV possédait plusieurs tableaux de Chardin).

A la même époque, l'intérêt pour le thème est encore vif en Espagne et la nature morte y rencontre encore un succès réel, notamment avec des peintres tels que Luis Meléndez (ci-contre : "Nature morte avec prunes, figues, pain et poisson", 1770) dont les peintures sont des chefs d'œuvre de tout premier plan. 
Mais le talent de Meléndez ne suffira pas, et en dépit d'avoir séduit l'Europe entière, son succès presque anachronique ne peut empêcher le déclin de la nature morte qu'annonçait depuis longtemps déjà le minimalisme austère des Espagnols et qui va pleinement se réaliser au siècle suivant. 

Le XIXème siècle va ainsi assister à une désaffection croissante à l'égard de la nature morte (exception faite des tableaux de fleurs qui suscitent toujours autant de commandes), du fait de la bouffée d'air frais que les peintres, après Corot, donnèrent à la peinture en sortant leurs chevalets pour rendre compte du monde extérieur. 
En ce début de siècle, seuls quels rares peintres - à l'exemple de Francisco Goya (ci-contre : "Nature morte de saumon", 1812) ou de Delacroix - s'intéressent encore réellement au sujet des natures mortes et contribuent encore, par leurs expérimentations pourtant ambitieuses, à son évolution... mais, dans l'ensemble, dans cette première moitié d'un siècle en pleine transformation, l'intérêt est ailleurs : au dehors, les bouleversements politiques continuent de transformer le visage de l'Europe ; bientôt, la naissance de l'industrie et l'essor des villes modifieront profondément les modes de vie... Le monde change et les peintres veulent en rendre compte.
Les quelques natures mortes que produisent alors Courbet ou Fantin-Latour n'y suffiront pas : la mutation entamée par Corot est profonde et durera jusqu'aux Impressionnistes.


Il faudra quasiment attendre la dernière partie du XIXème siècle et le retour au dessin qu'avaient partiellement délaissé les Impressionnistes pour que le thème de la nature morte s'impose à nouveau. 
Et si les post-impressionnistes que sont Van Gogh, Signac, Gauguin ou les peintres du groupe des Nabis - Bonnard en tête - soucieux qu'ils étaient de trouver de nouvelles voies susceptibles de renouveler leur art, se remirent peu à peu à peindre des natures mortes, c'est surtout et surtout à Paul Cézanne que l'on doit le retour du thème sur le devant de la scène. 
Cézanne en effet, s'intéressait à la question de la profondeur et du rendu des volumes, poursuivant l'idée que sa peinture devait s'atteler à rendre la profondeur en autant de plans assemblés des cônes et des cylindres. Et c'est avec cette idée qu'il se concentra de façon si minutieuse, dans une démarche quasi analytique, sur ces fameuses pommes qu'il ne cessait de peindre et de repeindre (ci-dessus, "Quatre pommes", 1879/1882). 
C'est à la suite de cette démarche que la nature morte est réapparue comme un thème si parfaitement adapté à l'étude des rendus de la lumière et du volume et, par là même, comme tout à fait adaptée à de nouvelles expérimentations plastiques.  

Au début du XXème siècle et alors que se succèderont les avant-gardes, ce sera encore dans cette direction que les peintres cubistes Braque et Picasso, se réclamant ouvertement de Cézanne, regarderont quand il chercheront un thème adapté à partir duquel développer leurs recherches : une fois de plus, parce qu'elle autorise les variations en termes de composition, la nature morte leur offrira un champ expérimentations privilégié particulièrement adapté (ci-contre : Pablo Picasso, "Nature morte à la chocolatière", 1909) à la révolution dans la manière de voir qu'ils cherchent alors à exprimer. 
Et ce champ d'expérimentations s'avèrera tellement prolixe qu'il les amènera rapidement à inventer le collage !

Par la suite, les Surréalistes, dont le rapport au réel est reformulé par l'inconscient, entretiendront un rapport ambigu avec la nature morte et, à l'exception de Man Ray pour le médium photographique, ils ne s'y intéresseront que peu. Aussi, c'est d'abord pour exprimer la déformation de la réalité qu'il l'utiliseront plus que pour en rendre compte.
 
Ce sont donc d'abord des peintres moins que des mouvements qui, en ce milieu de XXème siècle, exploreront encore ce thème, et notamment : Nicolas de Staël (ci-contre : "Nature morte au bocal", ?), qui l'utilisera à des fins de juxtaposition d'aplats de couleur, Jean Fautrier avec une primauté donnée au relief et à la matière qui se révèlera parfois d'une grande puissance, ou encore Jean Buffet dans un style graphique et épuré. Ou encore Giorgio Morandi qui, par une recherche d'évanescence particulièrement productive et un travail sur la profondeur qui ne sera pas sans rappeler les recherches de Cézanne, (cf. l'article dédié : Giorgio Morandi - peindre les ombres), fut sans doute celui qui parvint à cette époque à redonner à la mature morte le plus d'intensité.

Finalement, le dernier grand mouvement artistique du XXème siècle qui utilisera pleinement la nature morte et développera de nouveaux potentiels sera le Pop Art.
Que sont les boîtes de soupe Campbell's (ci-contre : "Campbell’s Soup 1", 1968) ou les bouteilles de Coca Cola de Andy Warhol sinon les artefacts modernes de ce qui a toujours servis de modèles aux natures mortes, à savoir les aliments ? Et la démultiplication des boîtes est là pour tenir un double discours : sur la société moderne d'abord comme société de l'abondance, avec sa profusion factice de goûts variés qui n'est en définitive que le même goût autrement recyclé ; sur l'art ensuite, où le procédé même de la reprographie vient contrer l'idée (le mythe devrait-on dire) de l'œuvre d'art singulière, unique, ainsi que l'a théorisé Walter Benjamin (1).
La nature morte, une fois de plus au centre du dispositif artistique et servant de symbole à la société qui l'a produite.


Ainsi, après avoir servi toutes les mouvements artistiques lorsqu'il s'agissait de questionner à nouveau le regard et de trouver des solutions nouvelles (il est intéressant de noter que la photographie elle aussi, une fois passée son "âge classique" qui correspond globalement à l'essor du photo-journalisme, se tournera ensuite vers la nature morte afin de se ressourcer et de se renouveler), la nature morte sera peu à peu délaissée dans la seconde moitié du XXème siècle, et si ses motifs sont encore utilisés au début du XIXème siècle, il apparaît que le thème lui-même s'est banalisé et ne présente plus le potentiel d'attractivité qui a été le sien.
Peut-être peut-on penser néanmoins que l'art contemporain, quand il sera fatigué de ses errements conceptuels, se tournera à nouveau vers les recherches formelles et donc, une fois de plus, vers la nature morte.


(1) Walter Benjamin, "L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique", in 'Origine du drame baroque allemand', Ed. Flammarion, coll. Champs Essais

dimanche 8 janvier 2012

La nature morte, une introduction - 1. Des origines à l'apogée

S'il est un thème aujourd'hui négligé, tant par la peinture que par la photographie, c'est bien la nature morte. Après un intérêt rarement démenti au cours des siècles, elle ne semble plus inspirer les artistes autant que par le passé. Et pourtant, sujet formel par excellence, la nature morte a offert aux artistes un terrain sans égal où expérimenter leur art.




La nature morte, dans son acceptation la plus large, trouve ses origines dans l'antiquité avec la décoration des maisons des riches propriétaires. 
Or, après un développement prolixe et multiforme (ici, Peinture murale d'une demeure à Pompeï) qui avait accompagné le développement naissant des arts décoratifs (décoration des maisons, des objets...), le thème fut peu à peu abandonné au Moyen-Âge par les peintres occidentaux qu'accaparaient de plus en plus les commandes d'œuvres religieuses à mesure que grandissait le pouvoir de la papauté.

Toutefois, dès le XIVè siècle et surtout durant le XVème siècle, l'ornementation des palais vénitiens puis florentins suscita un intérêt nouveau pour la représentation des objets. Parallèlement, en se proposant de jouer avec les perspectives, le trompe-l'œil contribua fortement à imposer les objets comme acteurs principaux de la représentation. 
Ce n'était pas encore à proprement parler des natures mortes, et leur rôle était d'abord de décorer des espaces restreints entourant souvent des figures humaines qui occupaient les espaces centraux (ici : marqueterie attribuée à Benedetto de Maiano, détail de la décoration du studiolo de Federico de Montefeltro au palais d'Urbino, 1473/1476), mais les objets y étaient néanmoins mis en scène et présentés seuls, ouvrant ainsi la voie à leur autonomisation croissante. 

Mais c'est le goût du réel qui s'affirmait à la Renaissance qui fut le plus bénéfique au développement de la nature morte. S'éloignant des règles canoniques qui avaient prévalues pendant le Moyen-Âge, les artistes se mirent de plus en plus à peindre d'après les choses naturelles, en se basant, à la façon des Antiques, sur l'observation et sur ce qui était réellement perçu et non sur les règles de la représentation qui avaient présidées tout au long du Moyen-Âge. La règle était maintenant de peindre "d'après nature" et de rendre avec le plus de minutie possible l'illusion du réel.

La représentation d'objets seuls commença alors à se développer, et ce furent tout d'abord les thèmes des bouquets de fleurs ou les vanités qui s'émancipèrent vis-à-vis des compositions plus larges dans lesquels ils n'avaient joué jusqu'à présent qu'un rôle secondaire.
Néanmoins, et même si certains artistes, tel Caravaggio (ci-contre : "Corbeille de fruits", vers 1596), commençaient à se concentrer sur des motifs végétaux et faisaient valoir que la représentation d'objets représentait pour eux une difficulté identique à n'importe quel autre sujet, le thème était perçu comme mineur, ainsi que le voulait l'ordre hiérarchique des sujets qui plaçait les vivants dénués d'âme (les animaux) en dessous de l'homme et les objets inanimés tout en bas de l'échelle de valeur. Pour les peintres italiens, la figure humaine restait donc centrale, et les commandes religieuses comme celles des grands princes ne les aidaient pas à évoluer dans une autre direction.


C'est dans les Flandres et les actuels Pays-Bas que les réelles prémisses d'une autonomisation du thème de la nature morte se développèrent.
A la fin du XVème siècle, cette région politiquement rattachée à l'empire des Habsbourg, mais relativement autonome sur le plan politique, subissait une transformation profonde due à un affaiblissement de structures féodales et un développement du commerce monétaire. 

Plus que dans aucune autre région d'Europe, le commerce ainsi qu'une industrie de transformation s'y étaient fortement développé à la fin du Moyen-Âge, faisant alors d'Anvers le premier centre de commerce et de crédit d'Europe. Parallèlement à ce fort bouleversement porté par le commerce, une autre "révolution" s'accomplissait dans le domaine de l'agriculture où de riches citadins rachetaient à des nobles appauvris les terres agricoles.
Or, avec l'accroissement de la population qui survint au début du XVIème siècle, ces nouveaux possédants issus de la bourgeoisie voulurent profiter de cette accroissement de la demande pour s'enrichir. Pour ce faire, ils se mirent à exploiter les sols de façon plus systématique et plus intensive (en abandonnant notamment le principes de rotation tri-annuelle et le repos de jachère) afin accroitre leur production, ce qui eut pour résultat premier de produire des excédents, rompant ainsi avec l'économie de pénurie qui avait présidé pendant la plus grande partie du Moyen-Âge.
Cette transformation des méthodes de production et l'abondance de denrées alimentaires eu pour première conséquence de modifier le rapport à l'alimentation, et les opulents marchés qui se tenaient maintenant à travers le pays transformèrent profondément l'image que les Flamands se faisaient désormais de leur pays.  

C'est dans ce contexte qu'apparurent les tableaux de marché (ci-dessus : Pieter Aersten, "Vendeuse de légumes", 1567), puis les tableaux de boucherie et de poissonnerie (ci-contre : Frans Snyders, "Le garde-manger", vers 1620). En même temps qu'ils célébraient cette nouvelle abondance symbole de la richesse croissante de leur pays et d'une vie plus douce, les Flamands établissaient par là même un nouveau rapport un monde et une transformation profonde de la représentation qu'ils s'en faisaient. Les sujets religieux représentant la vie du Christ étaient alors devenus moins attractifs : les peintres, comme leurs commanditaires, étant alors plus portés à donner la priorité à ces nouveaux sujets séculiers synonymes des changements socio-économiques en cours. 
 
D'autre part, le protestantisme qui se développait principalement dans le Saint Empire germanique et les Pays Bas au cours du XVIème siècle entraîna, entre autres conséquences, un renoncement aux images religieuses. Cette interdiction, liée à une réification concomitante du monde, finit d'élever les objets au statut de sujets "nobles" de la représentation.
Or, en tant que peinture dédiée aux objets, au domestique, à l'ici-bas, en tant qu'art du regard porté sur les choses et la description minutieuse du réel (ici, Jan Jansz Treck, "Nature morte avec pot en étain et deux bols Ming", 1649, National Gallery, Londres), la nature morte se conformait parfaitement aux exigences que prêchait la nouvelle foi. Loin des passions religieuses imposées par la foi romaine et rompant avec le principe de figuration censé permettre l'évangélisation des masses analphabètes, la foi protestante poussait les peintres du Nord à poser sur le monde un regard neuf, débarrassé sinon de dieu du moins de ses images célestes. Ce faisant, elle permit d'affirmer un nouveau rapport au monde, basé non plus sur la croyance, mais sur l'observation et la rationalité. Et cette nouvelle façon de voir sur laquelle se construisait une nouvelle relation au monde fut aussi l'affirmation d'un rapport dominant par lequel les hommes marquaient leur toute nouvelle emprise sur le monde.

Le XVIIème siècle (le siècle de Rembrandt)  fut ainsi, et sans conteste, le siècle de la nature morte et c'est pendant ce siècle que les Hollandais et les Flamands ont porté ce genre à son apogée.
Dans ces pays dédiés au commerce et sous l'influence combinée du protestantisme dans le cas des provinces du Nord (les Pays Bas de Belgique restant catholiques), la nature morte prouvait tout autant l'attachement aux choses de ce monde que la félicité dont on jouissait aux yeux de Dieu. 

Ainsi, dans ce nouveau monde qui valorisait l'enrichissement et le matérialisme, le travail était devenu une vertu, et on en sanctifiait les fruits. Or, la nature morte qui célébrait ce nouveau rapport au monde autant qu'elle permettait d'afficher son niveau de richesses se prêtait à merveille à cette nouvelle éthique. C'est dans ce contexte que fleurirent les "ontbijtjes" (les tables mises) où, en regard de l'étalage des talents du peintre qui montrait par la diversité des aliments, des textures et des matières représentés toute la dextérité de son art (ici, Peter Claesz, "Nature morte à la tourte de dinde", 1627), s'affichait par symétrie toute la richesse du commanditaire qui faisait ainsi étalage des pièces de vaisselle qu'il possédait et des mets qu'il pouvait offrir.
De la simple observation minutieuse et juste du réel qu'elle était à ses origines, la nature morte s'était transformée au milieu du XVIIème siècle en une apologie triomphante des biens matériels. Le triomphe de la raison, en un sens, était devenu triomphe de la possession.


Avec l'établissement par les Flamands et les Hollandais de la nature morte comme art noble - sinon majeur - s'accomplissait un mouvement qui ne s'est pas démenti jusqu'à nos jours : l'emprise toujours plus grande des objets dans la vie des hommes. 
Sans le vouloir, pourrait-on dire, les Flamands ont ouvert la voie avec la nature morte au "monde des objets" et au triomphe du matérialisme. En chassant Dieu hors de la représentation, ils ont, inéluctablement, placé le monde dans les seules mains de l'homme, faisant des objets les ultimes témoins de son existence.