dimanche 8 janvier 2012

La nature morte, une introduction - 1. Des origines à l'apogée

S'il est un thème aujourd'hui négligé, tant par la peinture que par la photographie, c'est bien la nature morte. Après un intérêt rarement démenti au cours des siècles, elle ne semble plus inspirer les artistes autant que par le passé. Et pourtant, sujet formel par excellence, la nature morte a offert aux artistes un terrain sans égal où expérimenter leur art.




La nature morte, dans son acceptation la plus large, trouve ses origines dans l'antiquité avec la décoration des maisons des riches propriétaires. 
Or, après un développement prolixe et multiforme (ici, Peinture murale d'une demeure à Pompeï) qui avait accompagné le développement naissant des arts décoratifs (décoration des maisons, des objets...), le thème fut peu à peu abandonné au Moyen-Âge par les peintres occidentaux qu'accaparaient de plus en plus les commandes d'œuvres religieuses à mesure que grandissait le pouvoir de la papauté.

Toutefois, dès le XIVè siècle et surtout durant le XVème siècle, l'ornementation des palais vénitiens puis florentins suscita un intérêt nouveau pour la représentation des objets. Parallèlement, en se proposant de jouer avec les perspectives, le trompe-l'œil contribua fortement à imposer les objets comme acteurs principaux de la représentation. 
Ce n'était pas encore à proprement parler des natures mortes, et leur rôle était d'abord de décorer des espaces restreints entourant souvent des figures humaines qui occupaient les espaces centraux (ici : marqueterie attribuée à Benedetto de Maiano, détail de la décoration du studiolo de Federico de Montefeltro au palais d'Urbino, 1473/1476), mais les objets y étaient néanmoins mis en scène et présentés seuls, ouvrant ainsi la voie à leur autonomisation croissante. 

Mais c'est le goût du réel qui s'affirmait à la Renaissance qui fut le plus bénéfique au développement de la nature morte. S'éloignant des règles canoniques qui avaient prévalues pendant le Moyen-Âge, les artistes se mirent de plus en plus à peindre d'après les choses naturelles, en se basant, à la façon des Antiques, sur l'observation et sur ce qui était réellement perçu et non sur les règles de la représentation qui avaient présidées tout au long du Moyen-Âge. La règle était maintenant de peindre "d'après nature" et de rendre avec le plus de minutie possible l'illusion du réel.

La représentation d'objets seuls commença alors à se développer, et ce furent tout d'abord les thèmes des bouquets de fleurs ou les vanités qui s'émancipèrent vis-à-vis des compositions plus larges dans lesquels ils n'avaient joué jusqu'à présent qu'un rôle secondaire.
Néanmoins, et même si certains artistes, tel Caravaggio (ci-contre : "Corbeille de fruits", vers 1596), commençaient à se concentrer sur des motifs végétaux et faisaient valoir que la représentation d'objets représentait pour eux une difficulté identique à n'importe quel autre sujet, le thème était perçu comme mineur, ainsi que le voulait l'ordre hiérarchique des sujets qui plaçait les vivants dénués d'âme (les animaux) en dessous de l'homme et les objets inanimés tout en bas de l'échelle de valeur. Pour les peintres italiens, la figure humaine restait donc centrale, et les commandes religieuses comme celles des grands princes ne les aidaient pas à évoluer dans une autre direction.


C'est dans les Flandres et les actuels Pays-Bas que les réelles prémisses d'une autonomisation du thème de la nature morte se développèrent.
A la fin du XVème siècle, cette région politiquement rattachée à l'empire des Habsbourg, mais relativement autonome sur le plan politique, subissait une transformation profonde due à un affaiblissement de structures féodales et un développement du commerce monétaire. 

Plus que dans aucune autre région d'Europe, le commerce ainsi qu'une industrie de transformation s'y étaient fortement développé à la fin du Moyen-Âge, faisant alors d'Anvers le premier centre de commerce et de crédit d'Europe. Parallèlement à ce fort bouleversement porté par le commerce, une autre "révolution" s'accomplissait dans le domaine de l'agriculture où de riches citadins rachetaient à des nobles appauvris les terres agricoles.
Or, avec l'accroissement de la population qui survint au début du XVIème siècle, ces nouveaux possédants issus de la bourgeoisie voulurent profiter de cette accroissement de la demande pour s'enrichir. Pour ce faire, ils se mirent à exploiter les sols de façon plus systématique et plus intensive (en abandonnant notamment le principes de rotation tri-annuelle et le repos de jachère) afin accroitre leur production, ce qui eut pour résultat premier de produire des excédents, rompant ainsi avec l'économie de pénurie qui avait présidé pendant la plus grande partie du Moyen-Âge.
Cette transformation des méthodes de production et l'abondance de denrées alimentaires eu pour première conséquence de modifier le rapport à l'alimentation, et les opulents marchés qui se tenaient maintenant à travers le pays transformèrent profondément l'image que les Flamands se faisaient désormais de leur pays.  

C'est dans ce contexte qu'apparurent les tableaux de marché (ci-dessus : Pieter Aersten, "Vendeuse de légumes", 1567), puis les tableaux de boucherie et de poissonnerie (ci-contre : Frans Snyders, "Le garde-manger", vers 1620). En même temps qu'ils célébraient cette nouvelle abondance symbole de la richesse croissante de leur pays et d'une vie plus douce, les Flamands établissaient par là même un nouveau rapport un monde et une transformation profonde de la représentation qu'ils s'en faisaient. Les sujets religieux représentant la vie du Christ étaient alors devenus moins attractifs : les peintres, comme leurs commanditaires, étant alors plus portés à donner la priorité à ces nouveaux sujets séculiers synonymes des changements socio-économiques en cours. 
 
D'autre part, le protestantisme qui se développait principalement dans le Saint Empire germanique et les Pays Bas au cours du XVIème siècle entraîna, entre autres conséquences, un renoncement aux images religieuses. Cette interdiction, liée à une réification concomitante du monde, finit d'élever les objets au statut de sujets "nobles" de la représentation.
Or, en tant que peinture dédiée aux objets, au domestique, à l'ici-bas, en tant qu'art du regard porté sur les choses et la description minutieuse du réel (ici, Jan Jansz Treck, "Nature morte avec pot en étain et deux bols Ming", 1649, National Gallery, Londres), la nature morte se conformait parfaitement aux exigences que prêchait la nouvelle foi. Loin des passions religieuses imposées par la foi romaine et rompant avec le principe de figuration censé permettre l'évangélisation des masses analphabètes, la foi protestante poussait les peintres du Nord à poser sur le monde un regard neuf, débarrassé sinon de dieu du moins de ses images célestes. Ce faisant, elle permit d'affirmer un nouveau rapport au monde, basé non plus sur la croyance, mais sur l'observation et la rationalité. Et cette nouvelle façon de voir sur laquelle se construisait une nouvelle relation au monde fut aussi l'affirmation d'un rapport dominant par lequel les hommes marquaient leur toute nouvelle emprise sur le monde.

Le XVIIème siècle (le siècle de Rembrandt)  fut ainsi, et sans conteste, le siècle de la nature morte et c'est pendant ce siècle que les Hollandais et les Flamands ont porté ce genre à son apogée.
Dans ces pays dédiés au commerce et sous l'influence combinée du protestantisme dans le cas des provinces du Nord (les Pays Bas de Belgique restant catholiques), la nature morte prouvait tout autant l'attachement aux choses de ce monde que la félicité dont on jouissait aux yeux de Dieu. 

Ainsi, dans ce nouveau monde qui valorisait l'enrichissement et le matérialisme, le travail était devenu une vertu, et on en sanctifiait les fruits. Or, la nature morte qui célébrait ce nouveau rapport au monde autant qu'elle permettait d'afficher son niveau de richesses se prêtait à merveille à cette nouvelle éthique. C'est dans ce contexte que fleurirent les "ontbijtjes" (les tables mises) où, en regard de l'étalage des talents du peintre qui montrait par la diversité des aliments, des textures et des matières représentés toute la dextérité de son art (ici, Peter Claesz, "Nature morte à la tourte de dinde", 1627), s'affichait par symétrie toute la richesse du commanditaire qui faisait ainsi étalage des pièces de vaisselle qu'il possédait et des mets qu'il pouvait offrir.
De la simple observation minutieuse et juste du réel qu'elle était à ses origines, la nature morte s'était transformée au milieu du XVIIème siècle en une apologie triomphante des biens matériels. Le triomphe de la raison, en un sens, était devenu triomphe de la possession.


Avec l'établissement par les Flamands et les Hollandais de la nature morte comme art noble - sinon majeur - s'accomplissait un mouvement qui ne s'est pas démenti jusqu'à nos jours : l'emprise toujours plus grande des objets dans la vie des hommes. 
Sans le vouloir, pourrait-on dire, les Flamands ont ouvert la voie avec la nature morte au "monde des objets" et au triomphe du matérialisme. En chassant Dieu hors de la représentation, ils ont, inéluctablement, placé le monde dans les seules mains de l'homme, faisant des objets les ultimes témoins de son existence.

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