dimanche 7 octobre 2012

Les étranges matières de Vik Muniz

Rétrospective "VIK" au Museu Oscar Niemeyer, Curitiba (Paraná), Brésil   
Novembre 2009 > Février 2010

De passage à Curitiba, j'ai profité de l'occasion pour me rendre au Musée Oscar Niemeyer, chef d'œuvre d'architecture moderne du célèbre architecte brésilien qui conçut notamment la nouvelle capitale du Brésil, Brasilia, au début des années 1960.

La principale attraction de ce musée, m'avait-on dit, est moins la collection que le bâtiment lui-même conçu comme un œil gigantesque en équilibre sur une colonne, elle-même entourée de bassins et de pelouses. Et c'est vrai que le bâtiment est impressionnant, notamment cette immense dalle de béton qui ne prend appui qu'en son centre.


Une fois passé le plaisir d'admirer ce surprenant bâtiment, je me décidais donc à rentrer dans l'orbite de cet œil de béton, pensant que j'avais vu là ce qui constituait le principal intérêt de mon déplacement, mais je me trompais lourdement - comme j'allais rapidement m'en rendre compte - puisque c'était sans compter sur une rétrospective que, pour ma plus grande chance, le musée consacrait à Vik Muniz, artiste brésilien installé à New York que je ne connaissais alors pas, mais dont l'œuvre n'allait pas tarder à me subjuguer...


La première chose que l'on remarque en regardant les photographies de Vik Muniz, c'est que ses sujets se rattachent tous ou presque à l'histoire de l'art, au sens où ils représentent des tableaux célèbres dont ils sont comme des copies (ici, "Le radeau de la Méduse", 1999, d'après Géricault, "Le radeau de la Méduse", 1818/1819, Musée du Louvre, Paris).
Mais une fois cette première impression passée, et en regardant plus attentivement, on remarque qu'il se joue dans ses compositions une autre chose d'importance, et qu'elle a à voir avec la matière même qui compose ses tableaux. A bien y regarder, la matière utilisée semble est à chaque fois  surprenante.

Car ce qui fait l'identité si singulière des tableaux de Vik Muniz, c'est qu'il utilise pour les réaliser des matières et des objets que l'on ne s'attendrait pas à trouver là : des denrées alimentaires (ici, "Médusa marinara, spaghetti et sauce tomate", 1998 - d'après Caravaggio, "Medusa", 1595/1596), des morceaux de papier, des petites pierres de strass ou des perles de couleur, du sable ou de simples brindilles, des vieux vêtements, des petites figurines, des bidons percés, des composants d'ordinateurs... autant d'éléments que l'usage ordinaire destinerait à se retrouver - et c'est souvent leur dernière destination - au rebut. 
En somme, pour le dire rapidement, tout ce dont Vic Muniz se sert pour créer ses œuvres, c'est ce dont les autres ne se servent plus !


De prime abord, on pourrait s'en amuser, se plaire à ce curieux décalage et à cette idée saugrenue d'utiliser de telles matières ou objets comme matériaux pour ses tableaux. Et c'est d'ailleurs ce qui se passe à la vue des premières œuvres sur lesquelles on pose les yeux, et qu'on s'amuse alors à reconnaître en se rapprochant quel est, ici ou là, le drôle de matériau que l'artiste a bien pu utiliser.
Mais tout ceci serait anecdotique si n'était l'incroyable qualité des réalisations. Parce qu'en voyant toutes ces tableaux, une idée s'impose rapidement : ces compositions traduisent un indéniable talent de plasticien, tant par leur précision que par les qualités d'optique qu'ils mettent en jeu (ci-contre : "Toy soldier", 2003). Ce point est particulièrement important dans la mesure où le travail de Vic Muniz joue aussi sur les échelles et les distances d'observation, ainsi que la peinture impressionniste par exemple. Ainsi, les "tableaux" se transforment selon la distance ou le point d'où vous regardez. 

Il y avait à ce propos dans l'exposition un tableau qui surprenait tout le monde : il s'agissait d'un immense planisphère ("WWW - World map", 2008) qui était accroché tout au bout du parcours, mais que l'on pouvait apercevoir dès les premières salles grâce à la perspective qu'offrait l'allée centrale
De loin, le dessin semblait plutôt régulier et précis, et aucun relief ne trahissait la précision des contours des continents représentés.  
Or, en s'approchant, il apparaissait que les continents étaient composés d'éléments d'ordinateurs, de circuits imprimés, de claviers plus ou moins cassés, etc., autant d'éléments qui de près présentaient une grande variété de reliefs et une grande variété de matières aux qualités visuelles disparates qui faisaient des continents représentés des amoncellements massifs et lourds
Au planisphère régulier et relativement homogène qui vu de loin symbolisait la communauté humaine se substituait de près une charge aussi massive qu'implacable sur le gaspillage, la production de déchets et la pollution gigantesque que nous produisons et qui recouvre aujourd'hui tous les continents.  
Car c'est ainsi que fonctionne le procédé didactique de Vic Muniz dans sa force et dans toute sa simplicité : ce qui de loin ressemblait à un banal planisphère se transforme, à mesure qu'on se rapproche, en une immense et débordante décharge d'ordures à ciel ouvert. Tout est question d'échelle, tout est question de manière de voir...

Le matériau utilisé et la démarche prennent alors tout leur sens : l'objet jeté, le rebut, le surplus sont devenus matière pour montrer le monde et lui donner à se voir tel qu'il est : un monde de gaspillage qui croule sous ses déchets. 
Là s'exprime sans doute tout le sens que revêt l'origine de Vic Muniz que l'on aurait tort d'oublier : artiste originaire d'un pays du Sud - le Brésil, globalement pauvre, dans lequel les gens vivent de débrouille, de récup' et de système D... et pays dans lequel les pays riches du Nord se débarrassent de plus en plus de leurs déchets, le plus souvent toxiques, pour ne pas avoir à payer pour les recycler. Cette implacable réalité d'un monde coupé en 2 et dont les lignes de fractures ne cessent de se creuser, cette violence incessante faite à ceux qui restent dans la misère et qui vivent de ce que les autres veulent bien leur laisser (ci-contre : "Shoeshine boy", 2004, d'après Lewis Hine)... voilà ce que Muniz nous met sous les yeux ! 

Le constat peut sembler terrible - et d'une certaine façon il l'est - mais il n'est pas non plus unilatéral : parce que Vic Muniz est un artiste, et non un simple dénonciateur. 
Certes, il se sert de l'art pour montrer ce qu'on aimerait ne pas voir - comme le fou du roi se moquait des travers du roi pour qu'il ne les oublie pas - mais il fait aussi le contraire : parce qu'au fond de ces poubelles, au milieu des immondices et de tout ce gaspillage que nous produisons, ce qu'il cherche à nous faire voir, c'est aussi la beauté qui y est enfouie.

(D'après Corrège"Vénus et Cupidon découverts 
par un satyre", 1524-27, Paris, Musée du Louvre.)

dimanche 16 septembre 2012

L'éloquent silence de Rachel Ruysch



Il aura fallu un article dans le journal de ce jour pour que je me décide à consacrer un article à Rachel Ruysch, artiste majeur pour le thème de la nature morte dont elle est l'un des plus brillants représentants et dont les peintures sont toujours aussi appréciées.



Rachel Ruysch est un peintre hollandais qui vécut à cheval sur la fin du XVIIème siècle et la première partie du XVIIIème siècle. Née à la Hague en 1664, elle était la fille d'un célèbre botaniste, Frederik Ryusch. A 15 ans, elle fut l'apprenti de Willem van Aelst, grand peintre de Delft, qui s'était spécialisé dans les peintures de natures mortes.  

 

Elle deviendra de son vivant un peintre renommé, appelé à Düsseldorf à la cour de l'Electeur Palatin Johann Wilhelm où elle demeurera huit ans, avant de revenir à Amsterdam où elle continuera de peindre pour des particuliers jusqu'à la fin de sa vie en 1750.


Aujourd'hui, son talent est toujours aussi appréciée et elle fait partie des peintres de natures mortes les plus renommés et les plus lucratifs du marché de l'art.


Si Rachel Ruysch est un grand peintre, c'est sans aucun doute pour la grande particularité de son style. Ses tableaux sont aisément reconnaissables tant ils semblent toujours bercés par la même lumière, une lumière chaude et pesante semblable à celle d'un crépuscule.
Mais elle maîtrisait aussi admirablement les aspects les plus réalistes de ses sujets, dans le dessin des fleurs tout d'abord, mais aussi dans le rendu des vases ou le dessin des insectes. Enfin, c'est une coloriste hors pair qui, selon moi, a parmi les peintres de natures mortes le mieux compris les subtilités des appositions de couleurs.

Ses sujets sont exclusivement des bouquets de fleurs, quasiment exclusivement peints sur des fonds noirs.
Chaque fois, la composition est équilibrée, mais sans jamais paraître compliquée. Ruysch ne verse pas dans la grandiloquence ou dans le tour de force. Au contraire, ses compositions surprennent en ce qu'elles semblent tout droit sorties d'une étude, comme si le bouquet dont elle s'était servi comme modèle était un bouquet réel posé sur n'importe quelle table, dans n'importe quelle maison. C'est pour cette raison, notamment, que ses compositions ont le goût du réel, le goût des choses belles et éphémères.

Une autre chose qui caractérise les peintures de Rachel Ruysch est l'utilisation de camaïeux de couleurs autour desquels sont construites ses compositions. Dans presque chaque tableau, deux ou trois couleurs dominent. Rarement plus.
Ce goût pour les tons sur tons, pour les dégradés feutrés plutôt que francs rend les matières délicates et subtiles et offre à l'œil une douceur infinie. L'œil n'est jamais malmené par des variations bigarrées, des chocs violents où les couleurs primaires s'affronteraient. Ici, il lui faut au contraire surprendre les nuances, glisser sur les aplats lumineux et les ombres soyeuses afin de séparer les tons, de dissocier les nuances et de rapporter dans la lumière les bleus nuit qui se mêlent aux ombres.


Et puis il y a tous ces insectes, araignées et autres gastéropodes. 

Dans presque tous les tableaux de Ruysch, vous verrez ici se poser une mouche, là butiner un papillon ou une libellule, ici encore avancer une procession minuscule mais solennelle de fourmis ou flâner un hanneton baladeur... bref, tout un capharnaüm de petits insectes qui courent sur les fleurs ou viennent se régaler de leur pollen.

De prime abord, on pourrait penser qu'ils sont là pour animer le tableau, pour suggérer aussi la fraicheur des fleurs qui semblent alors à peine coupées... Mais à bien y regarder, peut-être sont-ils là, au contraire, pour nous inciter à une lecture qu'on pourrait dire plus métaphysique, pour suggérer qu'avec ces fleurs coupées se joue aussi le cycle sans fin ni perte de la vie et de la mort, et où certains se repaissent pour vivre de la décomposition des autres.

Quoi qu'il en soi, n'allez surtout pas chercher à travers eux le talent réaliste du peintre ou n'importe quel autre intérêt pour la mimésis. Le réalisme n'était pas la préoccupation de Rachel Ruysch lorsqu'elle les peignait. Au contraire ! 
Parce qu'en définitive, tous ces insectes ne sont là que pour nous inviter à venir partager avec eux le festin que leur offrent les fleurs... 
...pour nous inviter en somme à nous faire nous aussi les contemplateurs enivrés et discrets d'un silence où les fleurs n'en finissent jamais de faner.

samedi 23 juin 2012

Peindre les ombres : Giorgio Morandi

Giorgio Morandi est un peintre et graveur italien du XXème siècle, né à Bologne en 1890 et mort dans cette même ville en 1964, qui a peint pour l'essentiel peint de natures mortes.



Giorgio Morandi est sans conteste un grand peintre de natures mortes, dans une veine qu'on pourrait qualifier d'introspective. Il peint toujours les mêmes sujets, soit à peine quelques ustensiles aux formes plutôt simples, et toujours posés sur des fonds neutres aux tons uniformément beiges ou terre de Sienne.

L'influence de Cézanne - dont il se réclamait - imprègne fortement sa peinture.

Comme Cézanne, il est un peintre de la lumière méditerranéenne.
Comme lui surtout, il retourne aux volumes, à cette étendue physique des objets qui fait mur à la lumière.
C'est là, dans les recoins d'ombre des surfaces, et paradoxalement à l'impression première d'une peinture très lumineuse, que Morandi se révèle être un peintre de l'ombre, un peintre tout entier tourné vers ces lieux où la lumière s'estompe.


Morandi n'aborde pas la lumière frontalement. Il passe par le côté, il procède par petites touches, comme lorsqu'il peint ces parties qui ne sont pas noyées dans la lumière et qui se révèlent aux arêtes des objets. Dans ces interstices, dans ces trous d'ombres, la matière un temps dissoute dans la lumière semble se rassembler. 

Regardez bien. Vous verrez que c'est de ses endroits sombres que naissent les objets. C'est là qu'ils émergent de la lumière aveuglante (cette lumière méditerranéenne si blanche) dans laquelle ils sont noyés. C'est par cette absence de lumière, en définitive, qu'ils existent, et non dans la clarté lumineuse qui en elle-même ne permettrait pas leur apparition.

C'est peut-être là, finalement, que s'exerce le tour de force de Morandi, pour qui le voir ne se réalise plus dans l'apparaître, mais bien plutôt dans un début de disparition. Là où, dans un peu d'ombre, se révèlent les fameux "cônes et cylindres" chers à Cézanne.

lundi 12 mars 2012

Le temps suspendu de Jan Van De Velde

Graveur et peintre, Jan van De Velde (1593-1641) appartient à une grande famille de peintres d'Amsterdam. S'il nous a laissé un grand nombre de dessins représentant pour l'essentiel des paysages et des marines, nous ne connaissons de lui que quelques rare natures mortes, mais elles sont d'une telle qualité qu'elles nous obligent à réévaluer l'importance ce peintre dans la peinture flamande du XVIIème siècle.



Les quelques natures mortes que nous connaissons de Jan van De Velde sont très semblables visuellement. 
Par le style d'abord, qui ne présente pas de variations majeures : conservation d'un même cadre, positionnement identique du sujet au premier plan, même traitement du fond dans un noir quasi uniforme. 
Par le sujet ensuite : toutes montrent une table avec quelques objets - certains de ces objets étant communs à toutes ses compositions.

Cette affection pour un nombre restreint d'objets, nous verrons qu'on la retrouve souvent chez les peintres de natures mortes. Les peintres représentaient en effet souvent les mêmes objets (on connaît le goût de Bruegel pour les fleurs, celui de Cézanne pour les pommes...), comme pour travailler indéfiniment la lumière s'y accrochant et parfaire ainsi les rendus. Aussi, chaque peintre semble ainsi avoir ses objets dédiés. Chez Jan van De Velde, ce sont les pipes, les citrons, les verres et les assiettes.

L'organisation des quelques objets est toujours minimale : elle repose à chaque fois sur une mince quantité d'objets, objets toujours posés sur un coin de table à une hauteur d'un tiers du tableau. Aucun autre objet ne vient se situer à l'arrière plan. 


Au-delà de cette table, rien d'autre ne renseigne sur le foyer dans lequel se situe cette scène. Pas de fenêtre, pas de tableau, pas de tenture, le fond est immanquablement sombre et vide. Toute autre trace semble avoir été masquée, dissimulée, comme pour mieux focaliser l'attention sur les seuls objets présents sur la table. 

La seule chose que nous puissions projeter, c'est que nous sommes ici dans un foyer au confort bourgeois, tant la quiétude qui se dégage de la scène est palpable et précieux les objets et les mets que nous voyons.
Et de ce désordre apparent où les fruits coupés et les restes d'aliments semblent à peine entamés, de ce verre de bière aussi encore plein aux deux tiers, notre imagination se laisse à penser que cette table vient d'accueillir quelque repas ou un bref moment de repos pendant lequel quelqu'un aurait consommé quelques aliments et une bonne pipe de tabac.
Aucune autre présence, aucun autre geste ne nous est signifié, et pourtant, dans chacune de ces deux peintures, une présence rôde encore, si aisément palpable, comme si quelqu'un était sorti du tableau à peine avant que nous n'y posions les yeux, comme si notre intérêt pour la scène l'avait effrayé et poussé à s'enfuir.   


Il n'est donc pas question ici d'effusion, il n'y a pas chez Jan van De Velde de grandiloquence, pas de profusion débordante d'objets, pas de jeu avec la lumière censé montrer le tour de force du peintre... Rien n'existe au-delà d'une lumière diffuse, mais claire, qui enveloppe les objets et les fait sortir d'un néant dont on pressent qu'il se refermera bientôt sur eux.
Tout est là, dans ce temps suspendu, sans que rien ne permette de conforter cette impression d'avoir entrevu pour un instant un mouvement dont les objets, témoins silencieux mais éloquents, gardent encore la trace.

dimanche 26 février 2012

Juan Fernandez

Juan Fernandez 'El Labrador'
(Espagne, 1587-1657) 


Juan Fernandez est l'un des peintres les plus énigmatiques et les plus mal connus du XVIIème siècle. Tout ce qu'on connait de lui, c'est son nom et le fait qu'il était en activité autour de Madrid dans les années 1630.
Il semble qu'il vivait à la campagne et se rendait de temps en temps en ville où il vendait ses peintures aux collectionneurs madrilènes, ainsi que des Anglais alors présents en Espagne. De sa vie campagnarde, il a hérité du surnom de 'El labrador' (le fermier) sous lequel il était connu de ses contemporains.
De son œuvre, il ne reste de façon certaine que ces natures mortes si caractéristiques qui lui assoient attribuées sans doute possible. Pour le reste, l'article de Wikipedia consacré au peintre fait état d'un tableau (un Portrait de philosophe) de la collection du Nouveu Palais à la morte de Philippe V qui aurait porté le nom de El Labrador, mais qui sera plus pard attribué à José de Ribeira.

La chose la plus saillante dans le travail de cet artiste est la précision avec laquelle chacune de ses Grappes de raisin est rendue.
Il met un soin minutieux à peindre chaque détail dans sa singularité : l'apparence translucide et changeante de la peau ou le dépôt ciré qui protège le fruit, en accentuant les effets de clair obscur avec une lumière rasante et un fond noir qui met les fruits en relief et augmente leur modelé.
 
Au final, un rendu incroyablement réaliste, quasi photographique, si précis que l'on peut quasiment déterminer le degré de maturité des raisins, et que ni les reliefs de la peinture ni les craquelures dues au temps ne parviennent à entamer.

Il serait peut-être utile, enfin, de faire remarquer que dès ce milieu du XVIIème siècle, Juan Fernandez est arrivé à un style d'une épure quasi totale, où le sujet central, isolé sur un fond noir, est dépouillé de tout autre représentation. Autnat dire qu'avec lui, donc, la peinture espagnole de natures mortes était déjà parvenue à son terme, annonçant le déclin prochain d'un sujet qui, à force d'être essentialisé, semblera bientôt comme minéralisé et vidé de sa substance.

Un après-midi au Prado

Musée du Prado, Madrid, Espagne -  www.museodelprado.es  

Comme je passais quelques jours à Madrid pour le boulot, j'ai profité d'un après-midi libre pour m'offrir une visite.
Retour, en toute subjectivité, sur quelques belles surprises... 


Comme tout le monde, je savais que le musée du Prado renferme de grands tableaux : qu'il y a là, du fait de la splendeur de la cour royale d'Espagne à cette époque, certains des plus grands chef-d'œuvre des XVIème et XVIIème siècle et qu'il renferme les célèbres "Ménines" de Velasquez, tableau sur lequel on a sans doute le plus écrit et qui symbolise peut-être à lui seul le Prado, ou encore le Jardin des Délices de Jérôme Bosch...  
Bref, je m'attendais à voir grand, et pourtant j'étais loin de me douter à quel point c'était vrai tant le Prado regorge de trésors moins connus qui valent à eux seuls la visite. 
Petit passage en revue des principales surprises :

La première surprise du Prado, ce sont les Italiens. 
Parce qu'en plus des maîtres espagnols qui incarnent bien légitimement la collection du Prado, il y a dans ce musée des pièces considérables des grands peintres italiens, datant plus particulièrement de la seconde Renaissance et du manièrisme : 
- avec Titien tout d'abord. Parce que si Titien est sans aucun doute l'un des plus grands peintres que l'histoire de la peinture ait compté, c'est sans aucun doute au Prado, où l'on peut voir au Prado certains de ses plus grands portraits, qu'on s'en rend le plus compte. Il faut s'arrêter sur son portrait de Charles Quint d'abord, pour qui il peignit pendant plusieurs années, ou sur celui de Philippe II, ou encore cet autoportrait de profil datant de 1562 où il est déjà si vieux et que j'ai toujours trouvé si émouvant, et ne pas oublier d'autres peintures de sujets mythologiques, telle cet "Venus et Adonis", 1553 (ci-dessus) s'exprime toute le génie du vieux maître. 

- avec Véronèse ensuite : Véronèse que j'ai toujours trouvé d'une incroyable sensualité (il n'y a qu'à regarder un instant son "Venus et Adonis" de 1580 reproduit ci-contre et de le comparer à celui peint par Le Titien pour voir combien les positions et les attitudes des personnages, le soin attentif porté aux corps et jusqu'à la représentation des chiens conférent un érotisme palpable à l'ensemble de la scène). Véronèse le sensuel donc, mais dont on découvre aussi, grâce aux nombreuses toiles de la collection du Prado, la très grande subtilité, notamment dans des tableaux moins grandiloquents tels que "La familia de Caín errante" où la composition à elle seule révèle et transfigure toute la misère imposée à Caïn et à sa famille à la suite du rejet divin,
- avec Raphael aussi, dont la douceur des sujets et la qualité des couleurs ne sont pas démenties, ou encore avec Gian Battista Moroni - un portraitiste élève de Titien que j'apprécie particulièrement - dont le Prado possède deux portraits magnifiques et dont je voyais des tableaux exposés pour la première fois (à l'époque, je n'avais pas encore visité le Musée Condé à Chantilly qui possède aussi deux portraits de G.B. Moroni) ; 


- sans oublier un Tintoret magistral : "El Lavatorio", 1548.1549 (ci dessus), une œuvre gigantesque tant par sa taille (210 x 533 cm) que par la qualité de la composition qui m'a obligée à réévaluer ce peintre dont j'avais jusqu'alors une impression pour le moins mitigée dans laquelle les tableaux vus à Paris puis à Rome m'avaient jusqu'à présent confortés.


La deuxième surprise, c'est Goya. 
Son expressivité agressive, son trait lourd et rageur, ses visions cauchemardesques...

Les tableaux de la "période noire" (la "période noire" correspond aux vingt dernières années de la vie de Goya, de l'invasion de l'Espagne par Napoléon en 1808 à sa mort en 1828sont tous simplement effrayants. Beaucoup sont inachevés, presque à l'état de dessin.
Dans cette série de tableaux, il est clair que Goya ne cherche pas la précision : son trait, bien que précis, est fougueux, schématique, volontairement proche de l'esquisse. Ce sont, à proprement parler, des caricatures.

Quant aux scènes représentées, toutes sont hantées par des figures de la mort et très souvent de la vieillesse : des masques grotesques flottant au-dessus des toiles comme des ombres dangereuses (ci-dessus : Goya, "Deux vieilles qui mangent", 1821/1823) succèdent à des scènes de violence, réalistes (combats et duels) ou symboliques, comme (ci-contre) "Saturne dévorant un de ses enfants", 1823
A cette vision déjà tragique s'additionne la scénographie (volontaire ?) du musée qui rajoute une dose de sinistrose à la visite : obscurcies par de lourds volets qui les privent de la lumière extérieure, les salles consacrées à Goya ressemblent à un parcours peuplé de figures effrayantes. 

Quoiqu'il en soit, cette visite m'a au moins confirmée une chose : c'est que Goya - sans basculer dans la mythologie de "l'artiste en avance sur son temps" - est quand même sérieusement anachronique. Par son trait rageur, "expressionniste" avant l'heure, qui préfigure Delacroix et plus tard Van Gogh ; par ses sujets ensuite qui reproduisent les désordres de la psyché collective aussi brillamment que Jérome Bosch avait su le faire avant lui.


La troisième surprise, plus en lien avec le thème de ce blog, est un peintre de natures mortes.


Non, ce n'est ni Francisco de Zurbaran. Parce que je le connais depuis longtemps - et que ça aurait été trop facile - mais aussi parce que ses natures mortes m'ont moins impressionné que celles d'un autre peintre que je ne connaissais pas, mais dont les quelques tableaux présentés sont d'une qualité exceptionnelle. 

Ce peintre, c'est Juan Fernandez El Labrador, un peintre madrilène de natures mortes du XVIIème siècle, très talentueux, auquel je consacrerai un article à part. 

l'article à part > Juan Fernandez


L'idée de cet article n'était pas de faire un bilan exhaustif d'une visite du Prado - laquelle nécessiterait un livre entier ! - mais seulement de donner un bref aperçu d'une visite de biais, hors des sentiers battus !