lundi 7 décembre 2015

Émile Friant - 1. Jeunesse : face à la guerre

A la fin du XIXème siècle, sur les décombres de la guerre de 1870 contre l'Allemagne, va naître en France un courant pictural réaliste plus ancré dans la réalité sociale que ne l'avaient été aucun des mouvements picturaux qui l'ont précédés.   

Émile Friant (1863 - 1932), un jeune peintre qui connu à l'époque un succès considérable, est sans conteste l'un de ses représentants les plus talentueux.  



Peintre français de la dernière partie du XIXème siècle, Émile Friant appartient à un courant réaliste qualifié de Naturaliste, qui regroupe un très grand nombre de peintres aux styles et aux motivations très différentes, et dans lequel brilleront notamment de jeunes peintres lorrains.

Originaire d'une petite commune de la Meurthe (l'actuel département de la Meurthe et Moselle) que sa famille a quitté dès 1870 au moment de l'invasion prussienne pour ne pas se retrouver en territoire "ennemi", il grandit à Nancy où ses parents se sont désormais installés.

Contemporain de Van Gogh, de Seurat ou de Gauguin en peinture, de Zola ou de Maupassant en littérature, il s'intéresse très tôt au dessin où il montre une réelle habileté que remarque Théodore Devilly, alors directeur de l'École de Beaux Arts de Nancy, qui l'invite à s'inscrire aux Beaux Arts (ci-contre : Émile Friant, "Autoportrait ", 1887). Émile Friant a alors 16 ans.



En cette fin de XIXème siècle, alors qu'Émile Friant n'est encore qu'un enfant, la France se trouve dans une situation difficile et passablement contradictoire :

D'un côté, elle domine encore l'Europe par sa culture qui à l'époque est en plein renouvellement et pose les jalons de ce qui sera plus tard regardé comme l'invention de la Modernité :
c'est l'heure, dès 1856, ou Gustave Flaubert impose avec "Madame Bovary" une nouvelle écriture plus précise et plus exigeante qui va se débarrasser du sentimentalisme qui prévalait jusqu'alors, renvoyant le pathos romantique de ses pères - Victor Hugo ou Théophile Gauthier notamment - au passé des lettres ;
l'heure aussi, dès les années 1863/1865, ou la nouvelle génération de peintres - Manet, Pissarro et Chintreuil en tête... bientôt suivis par les Impressionnistes - font sensation, menant à partir du Salon des Refusés une téméraire contre-offensive (ci-dessus : Édouard Manet, "Le Déjeuner sur l'herbe", 1863) contre l'académisme pictural dans lequel se complaisent la bourgeoisie montante et le pouvoir impérial de Napoléon III.

Mais d'un autre côté, en ces premières années de la décennie 1870 (Friant a alors 7 ans), la France sort humiliée d'une guerre honteuse et sans panache face aux armées prussiennes (ci-contre : Ernest Meissonier, "Le siège de Paris", 1884) qui, en plus d'avoir envahi son territoire et de lui faire fait payer cher l'occupation de ses villes et de ses campagnes -- voir sur ce point les descriptions terribles que livre Maupassant de l'occupation de la Normandie par les troupes prussiennes dans ses 'Récits de guerre' -- vont finalement soustraire à la France la région d'Alsace et une partie de la Lorraine comme butin de guerre.
La France est alors à genoux.

Sur l'échiquier international, cette guerre révèle le basculement du centre de gravité de l'Europe vers le Nord, ajoutant à la prise de pouvoir commercial sur les mers par l'Angleterre le triomphe de la nouvelle puissance industrielle d'outre-Rhin.
C'est cette victoire sur la France qui permet au chancelier Bismarck, fort d'un ennemi commun derrière lequel les rangs ont été resserrés, de proclamer au nom de l'empereur Guillaume III, dans la Galerie des Glaces du château de Versailles alors occupé, l'union des anciennes provinces du Saint-Empire au sein d'un premier empire germanique largement dominé par la Prusse (ci-contre : Anton von Werner, "Proclamation de l'Empire à Versailles", 1871).


Or, aux lendemains de la défaite contre les Prussiens et de l'humiliation d'une guerre perdue, la France doit encore lutter contre les divisions qui la déchirent de l'intérieur :

- divisions entre les Versaillais (nom donné au moment des hostilités aux membres du gouvernement qui se sont réfugiés à Versailles) et le peuple de Paris d'abord, puisque que les Versaillais ont écrasé, dès la capitulation avec les Allemands signée, le soulèvement populaire insurrectionnel de la Commune de Paris dans un inimaginable bain de sang lors de la Semaine Sanglante du 21 au 28 mai 1871 (ci-contre : "Barricades rue de Charonne", 1871 - Bibl. historique de la ville de Paris). Épisode tragique en soi, mais qui ne se conclura que dans les mois à venir par de nombreux procès, exécutions et déportations de Communards au bagne de Cayenne qui traumatiseront et laisseront exsangue le petit peuple parisien ;
- divisions entre Paris et les provinces ensuite, celles-ci étant devenues méfiantes à l'égard de Paris après que les Républicains et les Royalistes se soient évertués à effrayer les gens des campagnes à l'égard de l'insurrection de la Commune. C'est cette méfiance qui aboutira, lors des élections législatives de 1871, à faire élire l'une des chambres les plus à droite de toute l'histoire de France, chambre qui voit s'assoir côte à côte les anciens maîtres (les Royalistes) et les nouveaux (la bourgeoisie) pour la première fois réunis contre l'ennemi commun.

Aussi, si la France de 1871 voit s'installer la République, celle qui naît alors - 3ème dans l'histoire du pays - n'est pas une république érigée au nom du peuple ou pour l'instauration de nouveaux idéaux de liberté ou de justice sociale : tout au contraire, la république de Thiers (ci-contre, Léon Bonnat, "Louis Adolphe Thiers", 1876) est une république des connivences, des lâchetés et des trahisons, une république bourgeoise et réactionnaire destinée à redonner à l'élite financière les pleins pouvoirs et empêcher la constitution à l'échelle nationale d'un gouvernement populaire semblable à celui qui avait émergé avec la Commune de Paris.
C'est une république, enfin, qui naît les mains pleines de sang.
Louis-Adolphe Thiers
Louis-Adolphe Thiers



C'est donc dans ce contexte post guerre et post révolutionnaire que le jeune Émile Friant assiste, depuis Nancy, au rattachement de l'Alsace et de sa Lorraine natale à l'Empire allemand, puis à la difficile reconstruction d'une France coupée en deux et profondément traumatisée.

Il va falloir du temps pour panser les blessures et certaines - la prise des provinces de l'Est notamment - resteront tellement à nu qu'elles nourriront le déclenchement de la guerre de 1914.
Mais néanmoins, et en dépit de tout le sang versé, la  reconstruction va bientôt céder la place à une nouvelle époque, une époque où la France va tâcher, dans un nouvel essor plein d'enthousiasme et d'une nouvelle envie de vivre, de se construire autour d'un nouveau projet, à l'image du fabuleux dynamisme qui va bientôt animer tout le pays et tout d'abord Nancy (ci-contre : Émile Friant, "Académie d'homme debout", 1878) devenue nouvelle capitale de l'Est français. 


Certes, en ce dernier quart de siècle qui débute, la France n'est plus ni le grand pays qui guidait l'Europe en toute chose, ni la grande puissance impériale qui avait tenu tête à tous les rois du continent, mais le pays va se reconstruire et continuer de se développer dans l'élan débuté lors des deux décennies précédentes.
Et à peine quelques années après la guerre, il brillera d'un nouvel éclat (ci-contre : Gustave Caillebotte"Le Pont de l'Europe", 1876) peut-être encore plus étincelant que celui de la période qui vient de s'éteindre, et l'avènement du Paris de l'Impressionnisme et de la Belle Époque est encore à venir.

Finalement, s'il faut qu'à tout chose malheur soit bon, la défaite de 1870 aura au moins eu pour la France cette conséquence positive : enfin "libéré" de l'Allemagne, comme le dira bientôt Nietzsche (1), l'esprit français va pouvoir se réinventer.



(1) : Friedrich Nietzsche : "Je préfère, entre nous soit dit, cette génération même à ses maîtres qui ont été corrompus par la philosophie allemande. (...) Ce n'est que depuis la Guerre que l'esprit a été 'libéré' en France." Ecce Homo, 1888 (traduction d'Henri Albert).

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