dimanche 24 janvier 2016

Émile Friant - 2. L'heure des choix

Au lendemain de la guerre de 1871 et de l'écrasement de l'insurrection de la Commune de Paris, un vent de renouveau souffle sur la France plus que jamais en quête de légèreté, de bonheur et de sensualité

Néanmoins, en dépit de ce nouvel enthousiasme, tous les Français ne profitent pas pareillement de ce nouvel essor, faisant rapidement resurgir les vieux clivages politiques et sociaux jusque dans la peinture.

 



Dans la décennie qui suit la guerre, un vent d'euphorie souffle sur la France. Oubliés les morts et les souffrances de la guerre inutile de "Napoléon le petit" (1) contre la Prusse, oubliés aussi les Communards morts, emprisonnés ou déportés au bagne, oubliées les privations de la guerre. A Paris comme dans tout le pays, l'atmosphère est à la fête et à l'insouciance.
De la douceur, du bonheur et de la légèreté, les Parisiens n'aspirent plus qu'à vivre, et si possible en plein air : soif de soleil, soif de d'indolence et de quiétude, tout semble prétexte à renouer avec une liberté qui semble avoir tant manquée (ci-contre : Pierre-Auguste Renoir, "Le Déjeuner des canotiers", 1880).

L'effervescence est alors partout, la créativité débridée. Et les peintres de continuer d'expérimenter de plus belle comme si la guerre avait décuplé leur motivation à trouver des formes nouvelles pour embrasser le présent. C'est alors l'explosion de l'Impressionnisme, avec Claude Monet et Jongking d'abord, puis Renoir et Caillebotte qui leur emboîtent le pas et sortent à leur suite à la rencontre du monde.
Aussi, si au lendemain de la guerre la France n'est plus la première puissance en Europe, Paris est toujours, et peut-être plus que jamais - comme le dira plus tard le penseur allemand Walter Benjamin - "la capitale du XIXème siècle" (1).


Les peintres ont alors soif de montrer le monde dans lequel ils vivent, ce monde en plein bouleversement où se dessinent les villes modernes de l'ère industrielle avec leurs grandes avenues et leurs grands magasins.
Avec la fin des travaux du baron Haussmann, Paris prend alors les airs de métropole moderne qu'on lui connaît aujourd'hui, mais la métamorphose n'est pas encore entièrement achevée dans cette ville qui se modifie encore avec la construction des grandes gares (ci contre : Claude Monet, "Gare Saint-Lazare", 1877) et qui continue de s'étendre vers l'Ouest à l'assaut de la plaine Monceau ou vers les anciens faubourgs qu'elle avale peu à peu. 

Mais bizarrement, du Paris que donnent à voir les peintres ne figurent que les constructions qui font la fortune des possédants de cette nouvelle ville qui s'érige (ci-contre : Gustave Caillebotte, "Rue de Paris par temps de pluie", 1877) et jamais les démolitions qui voient pourtant disparaître des quartiers entiers de la ville ne sont montrées, passant ainsi sous silence la gigantesque transformation qui redessine entièrement la ville. On pourrait pourtant s'en étonner tant les démolitions et les reconstructions vont à un tel rythme que les Parisiens des faubourgs populeux ont alors coutume de dire qu'ils ne savent pas s'ils retrouveront le soir le domicile qu'ils ont quitté au matin.
La ville du petit peuple - celle des petits artisans des faubourgs et des ouvriers qui construisent le nouveau Paris - change elle aussi, mais avant d'en être les bénéficiaires, toutes ces petites gens sont pour l'heure les victimes de ces grands changements.


En cette fin de décennie, Émile Friant vit encore à Nancy où il a intégré l'école des Beaux Arts. La ville, qui se retrouve toute proche de la frontière avec l'Allemagne du fait de la cession de L'Alsace et une grande partie de la Lorraine à la Prusse, est alors en pleine ébullition : en plus de son statut de pôle industriel déjà en pleine expansion, Nancy accueille désormais nombre de Français ayant fui les régions annexées, ce qui en fait de facto la nouvelle capitale de l'Est.

Particulièrement doué pour le dessin et remarqué dès 1878 grâce à une peinture présentée au Salon des Beaux Arts de Nancy alors qu'il n'a encore que 15 ans, Émile Friant se voit alors proposer de rejoindre le prestigieux atelier de dessin d'Alexandre Cabanel à l'École des Beaux-Arts de Paris.
Or Cabanel (ci-contre : Alexandre Cabanel, Portrait du prince Konstantin Gorchakov, 1868), l'un des peintres académiques les plus admirés du Second Empire est encore, dans ces années d'après-guerre, l'un des peintres les plus prestigieux de Paris et se trouve alors au sommet de sa gloire.
Certes, son art classique et pompier qui faisait la splendeur de l'Empire une décennie auparavant n'est plus en vogue, mais la maitrise du maître dépasse les genres et les modes, et plus d'un apprenti peintre rêve à l'époque de rejoindre son atelier.
Friant va rester trois ans avec son professeur.
Cependant, et en dépit d'un apprentissage d'une exceptionnelle qualité et d'amitiés réelles qu'il noue alors - notamment avec Jules Bastien-Lepage lui aussi originaire de Lorraine - Emile Friant ne se plait pas à Paris.
Aussi, préfère t-il, après ses trois années d'études, rentrer à Nancy où il décide de s'installer.

Quitter un maître comme Cabanel aussi vite peut sembler hardi. Quoi qu'il en soit, il est certain que l'apprentissage auprès de Cabanel a apprit à Friant l'exigeante rigueur du dessin classique qu'enseignait le maître. C'est de l'enseignement de ce dessin précis et codifié - le pur classicisme du XVIIIème siècle dans la lignée duquel Cabanel se situait - dont a bénéficié Friant. Et c'est sans aucun doute à partir de ce respect du classicisme qu'il a assit puis développé son indéniable don pour le dessin.

Nous ne savons pas si le jeune homme - très vite reconnu par ses pairs avec un second Prix de Rome de peinture en 1883 pour son Œdipe maudissant son fils Polynice - fit alors sciemment le choix du Naturalisme : si ce choix tenait à son inclinaison pour le dessin (ci-contre, Émile Friant, "Autoportrait", 1878), s'il lui était venu de son apprentissage chez Cabanel alors qu'il s'initiait à la peinture classique, ou encore s'il prit cette direction motivé par le rejet des manières de peindre moins exigeantes et moins respectueuses des codes qui étaient celles de l'Impressionnisme alors en pleine explosion.
Si l'on s'en tient aux seules données historiques dont nous disposons, il est certain qu'au tournant des années 1880 les toiles des Impressionnistes commençaient à être reconnues et à se vendre, et l'on peut penser que ce courant pictural aurait pu, pour ces raisons, attirer le jeune peintre.


Mais il est vrai qu'à la même époque un courant naturaliste commençait à éclore parmi la jeune génération, que les héritiers du dessin justement - ceux qui, comme Friant, avaient étudié avec les grands peintres de la tradition classique tels que Cabanel, Gérôme... ou les grands peintres d'histoire tels que Meissonier ou Detaille - semblaient chercher une issue qui leur permettrait d'exprimer leur talent et de produire une peinture de qualité qui témoignerait de ce que leur avaient enseigné leurs maîtres. Or, ni l'Académisme pictural ni le goût de l'Orient de leurs aînés ne semblaient plus à même de rendre compte du monde tel qu'il se transformait. L'exotisme avait fait son temps. 

Pour beaucoup de ces jeunes peintres (ci-contre : Jean-François Raffaëlli, "La famille de Jean-le-Boîteux, paysans de Plougasnou", 1876), les artistes demeurés si longtemps ignorants du peuple devaient maintenant lui redonner le devant de la scène et rendre compte de tous les aspects de sa vie, à l'exemple de ce qu'avaient accompli les aînés Courbet et Millet qui en leur temps avaient fait le choix de se tourner vers l'humble vie de la majorité des petites gens. 
De la même façon, il est possible que les douces langueurs bigarrées et les vues esthétisantes de Paris et des bords de Seine que peignaient alors les Impressionnistes aient semblé à beaucoup d'entre eux bien éloignées de la réalité plus prosaïque des gens simples et, de ce fait, leur aient apparues comme incapables de rendre compte des profondes transformations qui affectaient l'époque... Certes, quelques uns de leurs tableaux rendent compte de la vie des petites gens, mais les quelques tentatives de mettre en scène des travailleurs - tel Caillebotte dans ses "Raboteurs de parquet" de 1975 - ne pouvaient suffire à en rendre compte.

Ce constat semblait à beaucoup d'autant plus implacable qu'une fois passée l'euphorie de l'après-guerre, le quotidien des classes laborieuses paraissait toujours aussi difficile, en ville comme dans les campagnes.

Or, en cette fin de siècle, de plus en plus de gens éduqués - dont des artistes et des écrivains - se préoccupaient de plus en plus de la vie et du destin des masses.
Cet intérêt croissant pour le "peuple" était d'abord lié au développement des idées anarchistes (l'anarchisme libertaire égalitaire et social notamment) et socialistes qui se répandaient dans les classes supérieures de la société à mesure que se développait l'idée qu'il fallait, dans un contexte de croissance exponentielle des villes (ci-contre : Victor-Gabriel Gilbert, "Le Carreau des Halles", 1880), mais aussi à l'idée qu'il fallait désormais, notamment dans les villes qui ne cessaient de croître, s'occuper de l'organisation des populations au moyen de politiques sociales et éducatives, du développement de l'hygiène... au risque de voir les masses populaires des villes tomber à terme dans une désagrégation inéluctable.


Enfin, la révolution littéraire entamée par Gustave Flaubert essaimait dans ces mêmes années avec le développement d'un genre littéraire naturaliste qui se réclamait - bien qu'à des degrés divers - d'une étude impartiale et scientifique des faits sociaux sur le modèle des méthodes empruntées à l'histoire naturelle. Si Zola était le fer de lance de cette école naturaliste en littérature, beaucoup d'écrivains, dont Guy de Maupassant, J.-K. Huysmans, Henry Céard et d'autres souscrivaient à cette recherche d'authenticité qui exigeait la mise en retrait de l'écrivain et la description brute et sans fard des événements, mêmes les plus triviaux.
Aussi, pour ces mêmes raisons et avec les mêmes motivations, des peintres se lançaient dans la description volontairement naturaliste du petit peuple, dans les villes comme dans les campagnes (ci-dessus : Léon Lhermitte, "La Paye des moissonneurs", 1882). Eux aussi cherchaient à rendre compte du réel en tachant de le donner à voir tel qu'il se présentait, sans exercer sur la représentation d'exercices formels susceptibles de la déformer. Cela n'empêchait d'ailleurs ni le choix du sujet, ni le travail de la composition, mais une fois le sujet posé, il s'agissait de le rendre tel qu'il apparaissait. Copier le réel, et non l'interpréter.

Il se peut qu'Emile Friant ait alors fait le choix du Naturalisme en pensant que son rôle, en tant qu'artiste, était précisément de rendre compte du monde tel qu'il le percevait.
Issu d'une classe sociale modeste, provincial de surcroit (ci-contre, Émile Friant, "Les Buveurs", 1884), il est possible qu'il ne se soit reconnu ni dans les recherches formelles et les expérimentions de l'avant-garde, ni dans les thèmes de prédilection légers, parfois futiles, qu'affectionnaient le groupe des Impressionnistes et les peintres parisiens comme Édouard Manet, Ponsan-Debat ou Degas (...) qui en constituaient le second cercle.
D'ailleurs, tous ces peintres ou presque étaient issus de la bourgeoisie, sinon de la grande bourgeoisie parisienne ou provinciale. Peut-être cela a-t-il constitué un frein à l'intégration de peintres tels que Friant ou Bastien-Lepage, jeunes hommes tout juste sortis de leur province natale à laquelle ils restaient attaché, au point peut-être qu'ils n'aient pu trouver leur place dans le cercle très exclusif des peintres parisiens.



En un sens, le choix qui se posait à Friant, et que l'on pourrait résumer par l'opposition entre le réalisme et l'expérimentation formelle, revenait peut-être aussi pour lui à faire avec le Réalisme le choix de la "vraie vie" - puisqu'il s'agissait aussi de décrire le monde dont il provenait - plutôt que de lui préférer une simple représentation sans lien avec ses expériences.

François Millet et Gustave Courbet avaient, dès le milieu du siècle,  ouvert la voie et montré que l'art peut - que l'art doit ! - porter sur les choses et les êtres un regard impartial, que tout doit être regardé pour ce qu'il est, sans jugement ni a priori, et qu'il n'y a ni sujet majeur, ni sujet mineur. 
Aussi, le dépeindre dans toute sa vérité, sans le travestir ni le faire mentir, peut-être était-ce pour Friant la seule façon de redonner à son monde (ci-contre, Émile Friant, "Portrait de sa mère", 1887) toute sa dignité.


Un tel constat ne pouvait au final que donner des ailes à la nouvelle génération des peintres qui n'attendait qu'une occasion pour s'engouffrer dans la brèche : déjà Jean-François Raffaëlli, Pascal Dagnan-Bouveret, Léon Lhermitte ou son ami lorrain Jules Bastien-Lepage s'étaient engagés sur le chemin du NaturalismeÉmile Friant n'avait plus qu'à leur emboîter le pas.



(1) : Titre d'un livre pamphlétaire de Victor Hugo contre Napoléon III au lendemain du coup d'état du 2 décembre 1951, publié à Bruxelles en 1852
(2) : Walter Benjamin, "Paris, capitale du XIXème siècle", in Das Passagen-Werk (Le livre des Passages), 1939

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