mercredi 23 octobre 2013

Rembrandt - Vuillard : en passant de l'autre côté du miroir (L'art de l'autoportrait)

J'ai toujours aimé les autoportraits. Ils me fascinent. Ce que j'aime en particulier, c'est cette impression qu'ils nous révèlent celui qui s'est peint, comme si le portrait nous permettait de l'interroger... mieux encore, de le sonder. 

On le sait, c'est en grande partie faux, et pourtant ! Nul doute que les peintres, et plus encore ceux qui ont multiplié les autoportraits, ont dû y cacher quelques unes de leurs plus profondes interrogations, et peut-être même, à l'image de Rembrandt ou de Vuillard, leur plus grandes peurs.



Parmi tous les peintres qui se sont illustré dans l'autoportrait, certains m'ont particulièrement marqué. Quand j'étais jeune, van Gogh me subjuguait. Par sa profondeur peut-être, par sa dimension mythique sans doute aussi. Néanmoins, le temps passant et mon œil s'exerçant, j'en vins à lui préférer Rembrandt et ses innombrables autoportraits (ci-contre, Autoportrait, 1659). 
Rembrandt, en un sens, c'est toute l'histoire de l'autoportrait condensée en une seule vie, et toutes les problématiques de la peinture, toutes les interrogations sur la représentation, toutes les questions existentielles ont été, dans un portrait ou un autre, traitées par Rembrandt. Il a questionné l'autoportrait jusqu'à ses limites au point que certains parmi ses derniers, alors qu'il est vieux, sont d'une profondeur abyssale, presque dérangeante.

Édouard Vuillard fait lui aussi partie de ces peintres qui ont excellé dans l'autoportrait, et il en a lui aussi peint d'innombrables depuis ses années d'apprentissage jusqu'à la fin de sa vie.  
Il y a questionné sa peinture, y multipliant les recherches formelles, comme le montrent de nombreux tableaux dont les procédés picturaux employés, le travail sur la lumière ou les dé-cadrages témoignent de ses incessantes expérimentations. 
Mais plus encore, il y a interrogé l'homme. 
Comme pour Rembrandt, l'autoportrait fut aussi pour Vuillard matière à interrogation sur soi, sur cette image que l'on perçoit et que l'on donne de soi, cette distance qui figure soi-même comme quelqu'un d'autre. 
On le ressent en particulier à l'acuité du regard, à ce regard sombre et perçant que le peintre, dans la plupart de ses autoportraits, fixe sur lui-même. Il est allé chercher son œil semble-t-il : il a cherché à le faire parler, à rendre cette expressivité où se révèle l'être, à la fois comme anima et comme personnalité.   
Et comme chez Rembrandt, son regard agrippe et interroge.  


Or, parmi tous les autoportraits de Vuillard, il en est un que je trouve particulièrement fort. C'est un portrait de lui vieux (dont j'ignore malheureusement la date), mais qui ressemble beaucoup à cet autre "Autoportrait" de 1889 (cf. supra) dans lequel il affiche cette confiance propre à la jeunesse (il a alors 21 ans). Dans ce second portrait qui nous intéresse, beaucoup de chose semblent au premier coup d'œl identiques à celui de 1889 : la position de face est sensiblement la même, le cadre toujours serré coupe approximativement le corps au niveau des épaules, et le regard semble avoir gardé la même droiture. Tout, finalement, à part le temps qui a passé, semble semblable. Et pourtant, quelque chose a changé...
  
Dans cet autoportrait d'un vieil homme, si la partie droite de son visage est toute entière baignée de lumière, l'impression qui domine est plutôt que son visage se perd dans une obscurité dévorante où seuls les petits yeux ronds et fixes et l'arête trop droite du nez apparaissent encore clairement au dessus d'une barbe rousse batailleuse, comme si son visage et la matière elle-même étaient en train de se dissoudre. 
A bien y regarder pourtant, les traits ont beau être précis, mais le trait de pinceau n'en est pas moins lourd, la touche épaisse et appuyée, si bien qu'en dépit des contours clairs du visage et du crane dégarni, des touches de lumière pure qui jaillissent contre la chair, Vuillard semble à peine émerger du fond avec lequel il ne fait qu'un. 
Les tons d'ailleurs concourent à cette impression puisque tous s'organisent sur une palette de bruns, d'orangers et de jaunes sombres qu'interrompt rarement un trait d'ombre gris et bleuté. Quant à la barbe, sans l'aide de l'ombre profonde qu'elle projette sur la veste au dessous d'elle, elle se confondrait presque totalement avec les teintes morves qui l'entourent. 
Perdu au milieu des tons qui se rejoignent et se mêlent, Vuillard semble ainsi se dissoudre, comme s'il rattrapait les choses en glissant lentement vers elles. - Ils sont loin les aplats francs et les couleurs chatoyantes des Nabis qui révélaient le monde avec une telle gaieté (ci-contre : Edouard Vuillard, "Autoportrait", 1891)... Ici, c'est tout l'inverse même, puisque tout tend à se confondre, à s'évanouir.
L'œil est là pourtant qui s'accroche, on le voit qui lutte, malgré la dignité grave et le silence dans lequel il se drape. Ainsi, si tout se confond, si tout du corps et de la vie se disloque et se répand dans le monde des choses, l'œil lui reste droit, affamé de vie et de visibilité, et profite de tout ce qui l'entoure pour s'en séparer, pour s'en distinguer. De la lumière drue qui fait paraître la peau pâle et blanche comme de l'obscurité qui la ternie, tout lui sert pour dresser des barrières entre lui et ce monde ou les choses n'ont plus vraiment ni de forme ni de couleur propre. 
Comme si l'œil était entré en résistance contre la mort à venir, comme s'il s'accrochait pour nous crier et pour défier l'éternité : "la dissolution pour tout, mais pas pour moi !". 


Je ne sais pas si Vuillard a pensé à tout cela lorsqu'il s'est peint. Sans doute que non, ou peut-être pas sous cette forme. Il n'a sans doute pas regardé son œil comme une ancre obstinément accrochée à la vie. Pas plus qu'il n'a vu son âme comme apeurée de la quitter. Mais sa détresse, bien que sourde et discrète, n'en transparaît pas moins, et la fixité de son regard encore si vivace désormais le trahit : tout, depuis le premier tableau de la jeunesse, semble s'être disloqué, tout, sauf cet œil qui nous fixe et nous accroche, semble devoir s'effacer. 

Je repense alors à Rembrandt, et plus précisément à l'un de ses tous derniers autoportraits, qui date de 1669. On y sent Rembrandt fatigué, lourd d'une vie qui s'achève et marqué par les épreuves qu'il a traversées. 
Or, comme dans le tableau de Vuillard vieux, les tons des vêtements et ceux du fond tendent ici aussi à se rejoindre. La peau même, semble-t-il, et malgré la lumière pourtant crue qui l'éclaire, vire doucement au brun. Ils sont loin les contrastes violents du clair obscur qui, dans le tableau de 1659, faisaient ressortir le visage du fond sombre avec tant d'éclat et d'âpre netteté qu'il semblait nous défier. 
Son regard est toujours là, fort et franc, mais même s'il n'a rien perdu de son acuité, il semble lui aussi en retrait. Non pas absent, mais discret. Il nous fixe encore et nous retient pour un instant, mais l'on sent qu'il n'est plus aussi acéré qu'il l'a été, comme si quelque chose en lui est en train de se retirer.  
  

C'était donc cela qui m'avait arrêté dans la tableau de Vuillard, cette impression que le peintre y montre cette disparition à venir qu'est la vieillesse, non pas en cherchant à dévoiler je ne sais quel invisible ou quelque trait de l'âme qui en rendrait compte, mais en peignant au contraire son corps tel qu'il le voit s'évanouir, dans cette façon presque muette de retourner aux choses et de se confondre avec elles.

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