Au début des années 1880, le jeune Émile Friant, qui a rejoint nombre de jeunes peintres au sein du mouvement naturalisme alors en pleine effervescence, commence alors une longue et très prolixe carrière de peintre.
Mais si son l'œuvre, d'abord profondément ancrée dans le réalisme, semble d'abord en suivre les codes et en adopter les thèmes, elle va bientôt s'en détacher pour exprimer un traité dramatique qui aura une influence déterminante sur le cinéma au siècle suivant.
En cette fin du XIXème siècle, le chemin de fer donne maintenant accès aux provinces, permettant aux peintres un va et vient entre Paris et les régions qui se traduit bientôt par une explosion des représentations des territoires.
La peinture d'extérieur qu'avait initiée l'École de Barbizon, mais qui était restée relativement cantonnée à l'Île de France et à la Normandie, fait maintenant place à un panorama quasi exhaustif des paysages et des coutumes de France.
Dans cette atmosphère d'ouverture et de déplacements facilités, les peintres peuvent à loisir se déplacer et choisir avec plus de liberté leurs sujets de représentation. Comme si jamais, hormis lors de voyages
d'étude, ils n'avaient eu autant de sujets et de lieux à
disposition.
S'élabore alors une nouvelle pastorale qui, bien qu'elle montre la dureté - et parfois la bassesse - de la vie des petites gens des campagnes, exalte en même temps les bonheurs simples de la vie rurale (ci-contre : Émile Friant, "La Lutte", 1885), laquelle, à mesure que croissent dans les villes les problèmes liés au manque d'hygiène et à la pollution par les fumées de charbon, commence à être perçue comme saine et plus pure, et ainsi revalorisée.
C'est notamment la démarche qu'entreprend Jules Bastien-Lepage, peintre originaire de la Meuse et ami de Friant qui effectue, avant même le tournant des années 1880, un véritable "retour à la terre" lorsqu'il que se met à peindre le peuple des campagnes dans un style si réaliste (ci-contre : Jules Bastien-Lepage, "Saison d'octobre, Récolte des pommes de terre", 1877) qu'il fera dire à Zola qu'il est "le petit-fils de Courbet et de Millet".
Les campagnes offrent alors une infinité foisonnante de nouveaux sujets à même de renouveler le genre pictural jusqu'alors cantonné aux paysages animés dans lesquels les paysans étaient à peine figurés. Avec les Naturalistes, ces mêmes paysans sont maintenant représentés : mieux, ils sont pris comme sujets principaux dans des scènes qui redisent, à leurs façons , l'éclatant bouillonnement du vivant et l'éternelle tragédie de la vie humaine.
Qui faisant, ce voyage au cœur des régions se révèle aussi être l'occasion de donner à voir les façons de vivre des paysans et les coutumes locales, de dépeindre les êtres et les cultures dans leurs spécificités, à l'exemple de Dugnan-Bouveret (ci-contre : Pascal Dagnan-Bouveret, "Bretonnes prayant", 1888) qui peint sa Bretagne natale et notamment les femmes - les Bigoudènes aux costumes et aux coiffes si typiques - absorbées dans des exercices de piété insondables.
Les
sciences sociales alors en plein essor se sont insinuées dans les
esprits, semble-t-il, et ont changé la façon qu'avaient des peintres de regarder le monde et d'en témoigner.
C'est en tout cas un constat particulièrement vrai pour
cette École Naturaliste dont les peintures nous fournissent aussi, à
plus d'un siècle de distance, un témoignage inestimable sur la vie des
populations en cette fin du XIXème siècle.
Émile Friant, revenu vivre à Nancy dès la fin de son apprentissage à Paris dans l'atelier de Cabanel à la fin de la décennie 1880, se tourne lui aussi dès son retour vers les petites gens de Lorraine, mais selon une manière toute personnelle qui peu à peu va rejeter toute forme de pittoresque.
Émile Friant, revenu vivre à Nancy dès la fin de son apprentissage à Paris dans l'atelier de Cabanel à la fin de la décennie 1880, se tourne lui aussi dès son retour vers les petites gens de Lorraine, mais selon une manière toute personnelle qui peu à peu va rejeter toute forme de pittoresque.
Au contraire d'un Dagnan-Bouveret dont les représentations sont aisément rattachables à un territoire et une culture donnés, les scènes peintes par Friant ne semblent s'ancrer dans aucun territoire ni aucune tradition locale spécifique.
Certes, il peint lui aussi des scènes de campagne ou des scènes qu'on s'imagine situées dans quelque ville ou petites bourgade (ci-contre : Émile Friant, "Jeune Nancéienne dans un paysage de neige", 1887), mais il serait bien difficile au spectateur de les situer davantage sans information préalable à propos de l'origine du peintre. Ses scènes restent générales, se contenant de figurer "la vie provinciale" de façon générique, archétypale pourrait-on dire...
Quant à la composition, elle focalise toujours et exclusivement l'attention sur la scène qui se déroule, et tous les éléments représentés contribuent à densifier l'effet de tension du récit, comme ces jeux de regards dans "Les canotiers de la Meurthe" qui de prime abord semblent partir dans des directions différentes, mais qui tous renvoient par un savant jeu d'obliques croisées vers d'autres membres du groupe auquel on est finalement toujours ramené.
Ainsi, jamais le détail ne détourne de l'action principale ni ne concentre l'attention sur lui-même. Comme les éléments plus fondamentaux du tableau et comme les personnages eux-mêmes, il demeure au service du récit.
Le tableau ici présenté (Émile Friant, "La Toussaint", 1888) en offre une parfaite illustration : dans cette scène d'une famille qui se rend au cimetière pour fleurir les tombes de leurs parents le jour de la Toussaint, l'attention est focalisée sur un seul geste, anodin en apparence, qu'effectue la fillette qui se tient en avant du groupe : le bras levé, alors qu'elle marche encore, elle s'apprête à donner l'aumône au mendiant assis devant l'entrée du cimetière qui s'ouvre sur la gauche du tableau.
Or, par ce geste déjà prêt qui occupe le centre du tableau, et alors qu'un reste de distance les sépare encore, la fillette est d'ores et déjà en relation avec le mendiant, et le mendiant réciproquement associé à la fillette et au groupe dont elle émerge mais avec lequel elle fait encore corps.
Entre les deux groupes, et pour mieux mettre en scène la rencontre sur le point de se faire, Friant a laissé l'espace central le plus libre possible et l'a éclairé en étalant en haut un aplat de blanc gris pour figurer le chemin enneigé du cimetière, de même qu'il n'a pas trop insisté non plus sur la procession des visiteurs qui remonte à l'arrière plan afin de ne pas trop gêner la relation qui se joue à l'avant.
De la même façon, il n'a pas trop mis en relief le mur du premier plan, à peine animé d'un peu de blanc et d'un ocre plus lumineux à gauche, sans doute pour faire ressortir la silhouette un peu massive du mendiant assis et opposer plus frontalement les deux masses sombres des corps qui structurent de part et d'autre la composition.
De cette façon, en mettant toutes les parties du tableau au service de cette rencontre, et en faisant taire celles qui auraient pu distraire l'attention, Friant est parvenu à majorer l'effet de dramatisation contenu dans ce seul geste de la fillette érigé comme un trait d'union entre deux mondes, au point que ce geste de charité donne à lui seul tout son sens au tableau sans plus se soucier ni du lieu ni du contexte.
Tous les éléments du tableau concourent ainsi, à la façon du drame, à produire un effet de recentrement de l'attention là où se concentre la tension principale. Qu'importe, dès lors, que nous soyons à Nancy, à Paris ou à Aix-en-Provence. Le drame seul des relations humaines est objet d'étude.
Ce procédé est aussi à l'œuvre dans le cas de "La Discussion politique" (Émile Friant, 1889) où le rôle assigné aux deux personnages aux mines défaites, lasses et résignées du second plan est d'ajouter encore à l'effet de tension psychique manifeste qu'expriment par leurs positions et leurs attitudes les deux protagonistes principaux.
Mais contrairement au décor de "La Toussaint" qui tendait à s'effacer pour ménager un espace vide, muet, au centre du tableau, le choix qu'a fait Friant pour cette scène est au contraire de supporter l'effet de tension de l'action principale par un effet d'opposition radicale avec le décor : ainsi, l'ombre du store, l'eau et le calme paysage de l'arrière plan servent ici à suggérer la détente et à renforcer le contraste qui fait fait jaillir comme sous une lumière l'effet de tension déjà paroxystique qu'expriment les postures des personnages, quand les verres vides posés au premier plan racontent ce qui a précédé et sans doute aidé le drame - dont nous voyons ici le dénouement - à éclater.
C'est là, en définitive, le procédé le plus caractéristique de la peinture de Friant : en organisant la scène de façon à ce que toutes ses parties servent une même action - ou ne la contrarie pas -, ses compositions acquièrent un grand potentiel de narration dont tous les éléments servent en définitive à l'accomplissement du drame.
Derrière ces scènes d'apparence réaliste un peu trompeuses, les sujets d'Émile Friant sont donc bien plus proches des archétypes atemporels de la peinture classique que des simples instantanés naturalistes auxquels on pourrait de prime abord les associer. Au contraire même : débarrassés de tout pathos, de tout pittoresque et de toute volonté de montrer le "peuple" tel qu'il vit, ils ressemblent à s'y méprendre aux grands drames antiques dont ils semblent des ré-interprétations dont seul le décor semble avoir changé.
Comme cette scène d'un couple d'amoureux (ci-dessous : Émile Friant, "Les Amoureux", 1888) dont on ne sait rien de façon certaine ni du lieu ni de l'époque.
De prime abord, la première impression qu'on pourrait avoir, c'est que cette scène dépeint le rendez-vous de deux amoureux qui se retrouvent, dans le soir encore chaud et dans un lieu plaisant, pour être ensemble et discuter, et tendrement s'aimer... mais à mieux y regarder, cette première lecture est vite contrariée : ce qui se passe ici, ce n'est pas exactement un rendez-vous d'amoureux... ou pas seulement... quelque chose d'autre est à l'oeuvre.
En fait, la scène est traversée de tensions, et le drame qui se joue nait de ce que les deux amoureux ne se
regardent pas. Ou plutôt : lui la regarde, mais
elle regarde ailleurs. Cela ne veut pas forcément dire qu'elle "est ailleurs", ou qu'elle ne n'écoute pas. Peut-être est-ce même le contraire...
peut-être songe t-elle à ce qu'il lui dit... peut-être rêve t-elle de la romance qu'il lui conte ou des projets de vie commune qu'il échaffaude... qui sait ?
Le problème, en fait, c'est qu'on ne peut s'empêcher de penser qu'elle n'est pas là, qu'elle ne l'écoute pas, quand on souhaiterait voir leurs regards se croiser et par là même aboutir à la résolution de la tension. Mais la scène à jamais figée demeure trop imprécise et les éléments en notre possession par trop discordants - avec ce jeu de regards obliques et dissymétriques qui semble les éloigner quand la position des corps semble les rapprocher... - pour arrêter sur un point de vue définitif. Et puis il y a ce centrage de l'image sur lui, et non sur eux deux comme cela aurait été logique, qui oblige à penser que ce n'est pas le couple lui-même qui est au centre de l'action, mais lui seulement, comme pour nous dire que ce ne sont pas leurs deux corps qui nous intéresse, mais sa tentative à lui de l'approcher. Elle alors, où est-elle ? Et pourquoi donc n'occupe-t-elle pas avec lui le centre du tableau ? Est-elle déjà loin ? Est-elle en train de partir ?... se demanderait-on alors, comme on l'avait supposer à seulement regarder ces regards qui ne se croisent pas, ou plus...
Reste alors comme en suspens, dans cette atmosphère encore chaude d'un soir d'été, ces regards mi-mélancoliques mi-rêveurs où tous nos rêves et toutes nos craintes peuvent s'accrocher.
Et c'est peut-être cela finalement qui donne au tableau une telle présence : cette hésitation à jamais figée, cette tension entre l'intérêt et l'impassibilité, le dédain et la connivence, le partage et l'éloignement... sans qu'on sache jamais complètement de quel côté pencher.
Le problème, en fait, c'est qu'on ne peut s'empêcher de penser qu'elle n'est pas là, qu'elle ne l'écoute pas, quand on souhaiterait voir leurs regards se croiser et par là même aboutir à la résolution de la tension. Mais la scène à jamais figée demeure trop imprécise et les éléments en notre possession par trop discordants - avec ce jeu de regards obliques et dissymétriques qui semble les éloigner quand la position des corps semble les rapprocher... - pour arrêter sur un point de vue définitif. Et puis il y a ce centrage de l'image sur lui, et non sur eux deux comme cela aurait été logique, qui oblige à penser que ce n'est pas le couple lui-même qui est au centre de l'action, mais lui seulement, comme pour nous dire que ce ne sont pas leurs deux corps qui nous intéresse, mais sa tentative à lui de l'approcher. Elle alors, où est-elle ? Et pourquoi donc n'occupe-t-elle pas avec lui le centre du tableau ? Est-elle déjà loin ? Est-elle en train de partir ?... se demanderait-on alors, comme on l'avait supposer à seulement regarder ces regards qui ne se croisent pas, ou plus...
Reste alors comme en suspens, dans cette atmosphère encore chaude d'un soir d'été, ces regards mi-mélancoliques mi-rêveurs où tous nos rêves et toutes nos craintes peuvent s'accrocher.
Et c'est peut-être cela finalement qui donne au tableau une telle présence : cette hésitation à jamais figée, cette tension entre l'intérêt et l'impassibilité, le dédain et la connivence, le partage et l'éloignement... sans qu'on sache jamais complètement de quel côté pencher.
Tel est alors le constat devant lequel on échoue : là encore, derrière le banal
épanchement de deux amoureux, Émile Friant est parvenu à concentrer une force
dramatique qui rejoue tous les drames amoureux depuis Eschyle. Sauf
qu'ici le drame est contenu, sans éclat ni effusion, à raz les choses et les êtres, prit dans la gangue d'un quotidien familier et prosaïque aux antipodes des codes expressifs et parfois grandiloquents qui étaient ceux de la peinture classique, révélant alors par la seule composition toute l'intensité psychologique qu'ils révèlent.
Friant peintre naturaliste donc, mais il faut bien en convenir, au moyen d'une théâtralisation qui confère à ses compositions toute la dramaturgie qu'elles peuvent contenir.
Friant peintre naturaliste donc, mais il faut bien en convenir, au moyen d'une théâtralisation qui confère à ses compositions toute la dramaturgie qu'elles peuvent contenir.
Comment ne pas songer alors aux grands peintres classiques (ci-contre : Ingres, "Jupiter et Thétis", 1811), aux tableaux de Poussin ou aux grandes fresques
mythologiques de David ou de Géricault dont les compositions
étaient si méticuleusement structurées en vue de maximiser l'effet
dramatique ?
Certes,
la manière est nouvelle, toute
empreinte du genre naturalisme propre à l'époque, mais à travers ces compositions si magistralement construites, ce sont bien les grands maîtres du baroque et du classicisme français qui transparaissent. Difficile dès lors d'oublier l'enseignement du
classicisme et les leçons apprises dans l'atelier de Cabanel. Émile Friant, c'est indéniable, a retenu la leçon.
Parce qu'Émile
Friant dépeint la vie telle qu'elle est, sans infra-texte
ni morale sous-jacente : elle est là tout
entière dans ce qu'il représente, sans rien cacher ni refuser, sans demander non plus qu'on la juge ou la magnifie, et sans que le peintre ait besoin de la décoder ou de la forcer à révéler un contenu symbolique qui lui donnerait son sens et sa force. Et si ses compositions pourtant très travaillées
(ci-contre : Émile Friant, "Ombres Portées", 1891) nous semblent si réalistes, sans jamais donner l'impression de trahir la vie ni de la glorifier, c'est peut-être parce dans la vie, et même dans celle des petites gens, rien n'est jamais ni chaotique ni hasardeux.
C'est cette captation nue sans doute, associée à une relative mise en retrait à l'égard des personnages comme des situations, qui l'éloigne aussi, peut-être, d'une certaine tradition strictement naturaliste, ou trop souvent déformée à l'époque par l'envie de faire de la peinture un instrument politique. La vie, nous dit Friant, se suffit à elle-même.
La force du réel ne serait donc ni dans l'expressivité outrancière ni dans la magnificence : elle est, tout simplement peut-être, juste à la surface des choses telles qu'elles se donnent à voir. Qu'importe, dès lors, si les destins sont petits, si les décors sont ordinaires et les costumes miséreux : dans le fond, toutes les tragédies se valent, les souffrances des humbles valent celles des puissants, et seule la force du drame qui se joue fait la différence.
Certes, l'école réaliste à laquelle Friant appartenait ne durera pas jusqu'à la fin du siècle, et les expérimentations formelles qui continueront en parallèle avec Cézanne, Gaughin, Seurat et bientôt les Nabis feront évoluer la peinture dans une toute autre direction qui bientôt l'éclipsera.
Certes, l'école réaliste à laquelle Friant appartenait ne durera pas jusqu'à la fin du siècle, et les expérimentations formelles qui continueront en parallèle avec Cézanne, Gaughin, Seurat et bientôt les Nabis feront évoluer la peinture dans une toute autre direction qui bientôt l'éclipsera.
Mais si les Modernes ont retenu l'attention de l'histoire de l'art officielle avec la multiplication des avant-gardes qui suiveront dès le début du XXème siècle, il est au moins un point qu'on ne peut discuter : ce sont eux, les Naturalistes de la fin du XIXème siècle qui, dans leur démarche d'aller à la rencontre du peuple, ont reconnu aux drames et aux destins des petites gens la dignité de citer et d'être représentés.
C'est donc d'abord à eux,, et aux écrivains naturalistes, que l'on doit l'émergence dans les arts et dans la "culture populaire" de l'image si tendre et si profonde des petites gens qui participera des plus belles heures du cinéma français (ci-dessus : Arletty et Bernard Blier dans Hôtel du Nord de Marcel Carné, 1938) et qui se traduira bientôt dans l'imaginaire collectif par la figure emblématique du Français canaille et gouailleur que populariseront - à l'image d'Édith Piaf - les chanteurs français à travers le monde.
C'est en cela que les peintres naturalistes, au delà de la seule volonté de dépeindre le réel "tel qu'il est", ont été les authentiques inspirateurs du Réalisme poétique qui fleurira en France tout au long de la première moitié du XXème siècle. C'est en cela qu'ils participent, encore aujourd'hui et si profondément, de notre conception du drame humain comme étant universel, puisqu'en définitive, en chaque vie se joue toujours, éternellement, le même drame qu'est le destin.